Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0100

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Louis Conard (Volume 1p. 189-190).

100. À ALFRED LE POITTEVIN.
Croisset [août 1845].

J’analyse toujours le théâtre de Voltaire ; c’est ennuyeux, mais ça pourra m’être utile plus tard. On y rencontre néanmoins des vers étonnamment bêtes. Je fais toujours un peu de grec ; j’ai fini l’Égypte d’Hérodote ; dans trois mois j’espère l’entendre bien et dans un an, avec de la patience, Sophocle. Je lis aussi Quinte-Curce. Quel gars que cet Alexandre ! Quelle plastique dans sa vie ! Il semble que ce soit un acteur magnifique improvisant continuellement la pièce qu’il joue. J’ai vu dans une note de Voltaire qu’il lui préférait les Marc-Aurèle, les Trajan, etc. Que dis-tu de ça ? Je te montrerai plusieurs passages de Quinte-Curce qui, je crois, auront ton estime, entre autres l’entrée à Persépolis et le dénombrement des troupes de Darius. J’ai terminé aujourd’hui le Timon d’Athènes de Shakespeare. Plus je pense à Shakespeare, plus j’en suis écrasé. Rappelle-moi de te parler de la scène où Timon casse la tête à ses parasites avec les plats de la table.

Nous serons voisins cet hiver, pauvre vieux ; nous pourrons nous voir tous les jours, nous ferons des scénarios. Nous causerons ensemble à ma cheminée, pendant que la pluie tombera ou que la neige couvrira les toits. Non, je ne me trouve pas à plaindre quand je songe que j’ai ton amitié, que nous avons des heures libres ou entières à passer ensemble. Si tu venais à me manquer, que me resterait-il ? Qu’aurais-je dans ma vie intérieure, c’est-à-dire la vraie ?

Réponds-moi de suite ; tu devrais m’écrire plus souvent et plus longuement. J’ai lu hier soir, dans mon lit, le premier volume de Le rouge et le noir, de Stendhal ; il me semble que c’est d’un esprit distingué et d’une grande délicatesse. Le style est français ; mais est-ce là le style, le vrai style, ce vieux style qu’on ne connaît plus maintenant ?