Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0103

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Louis Conard (Volume 1p. 193-195).

103. À ACHILLE FLAUBERT.
Tréport, vendredi 26 [septembre 1845].

Nous voilà piétés au Tréport depuis hier soir. C’est un pays charmant, c’est-à-dire c’est une mer superbe, car le pays par lui-même est assez laid ; mais la mer, mon vieux, la mer ! Trouville est enfoncé. Nous te regrettons tous ; cela gâte un peu le plaisir que nous avons à être ici. Il y a des rochers superbes, un ciel tout bleu et presque asiatique, tant le soleil brille ; enfin nous sommes enchantés.

Le vénérable père Parain[1] reste avec nous jusqu’à dimanche matin. Vous le verrez dimanche soir ; revêtu du twine anglais, il se promène sur la jetée d’un air maritime, interroge les pêcheurs, assiste à la vente du poisson et rêve à faire de l’effet quand il sera de retour à Nogent.

Nous sommes logés chez Michel Laumeille et Catherine Legris son épouse, baigneurs brevetés de S. A. R. le comte de Paris ; car il n’est question que de la famille royale. On en est tanné ; un patriote ne saurait vivre longtemps dans un semblable pays. Le sieur Wall, ami de l’infâme ravisseur de nos libertés publiques, nous a pilotés dans le château d’Eu et a mis à notre disposition le canot des souverains. Nous en avons profité déjà pour venir d’Eu ici, mais nous ne ferons pas de promenade en mer. Caroline a toujours son mal de gorge ; elle s’en plaint surtout la nuit. Papa souffre de temps en temps des dents ; cependant il va bien ; ses yeux sont en bon état et le facies est meilleur qu’en partant de Rouen. Ma mère a eu ce matin la migraine ; elle est levée et pense que ça va diminuer. — Quant à moi, mon vieux, je vais bien ; je me suis ce matin fait la barbe avec ma main droite, quoique, le séton me tiraillant et la main ne pouvant se plier, j’aie eu quelque mal.

Il a été question de Baptiste. Voici où en sont les choses : papa, qui trouve qu’on doit avoir de la reconnaissance pour les gens qui vous ont servi longtemps, veut à toute force l’employer ; mais la bourgeoise a formellement dit qu’elle ne voulait pas de son épouse ni de lui à la maison ; on l’emploierait de temps à autre pour faire des journées ; j’ai fait observer qu’il vaudrait mieux prendre, pour aider le jardinier, un homme du pays qui pût avoir soin du canot, qui sût le diriger quand nous ne voudrions pas ramer nous-mêmes. La question en est restée là.

Papa te prie d’acheter ou de charger V. O. d’acheter un cent de bon trèfle ou de luzerne pour sa jument. N’oublie pas cette commission ; il tient à ce qu’elle soit faite.

Adieu, mon cher Achille ; embrasse bien pour moi et pour nous tous ta bonne femme et ton joli enfant. Adieu, nous vous regrettons et pensons à vous ; portez-vous bien et donnez-nous de vos nouvelles.

Tout à toi.

Ton Frère.

  1. Grand-oncle de Flaubert, voir p. xxii