Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0116

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 1p. 234-238).

116. À LA MÊME.
Dimanche matin 10 heures. [9 août 1846.]

Enfant, ta folie t’emporte. Calme-toi ; tu t’irrites contre toi-même, contre la vie. Je t’avais bien dit que j’avais plus de raison que toi. Crois-tu aussi que je ne sois pas à plaindre ? Ménage tes cris ; ils me déchirent. Que veux-tu faire ? Puis-je quitter tout et aller vivre à Paris ? C’est impossible. Si j’étais entièrement libre, j’irais ; oui, car toi étant là, je n’aurais pas la force de m’exiler, projet de ma jeunesse et qu’un jour j’accomplirai. Car je veux vivre dans un pays où personne ne m’aime, ni ne me connaisse, où mon nom ne fasse rien tressaillir, où ma mort, où mon absence ne coûte pas une larme. J’ai été trop aimé, vois-tu ; tu m’aimes trop. Je suis rassasié de tendresses, et j’en veux toujours, hélas ! Tu me dis que c’est un amour banal qu’il me fallait : il ne m’en fallait aucun, ou le tien, car je ne puis en rêver un plus complet, plus entier, plus beau. Il est maintenant dix heures ; je viens de recevoir ta lettre et d’envoyer la mienne, celle que j’ai écrite cette nuit. À peine levé, je t’écris encore sans savoir ce que je vais te dire. Tu vois bien que je pense à toi. Ne m’en veux pas quand tu ne recevras pas de lettres de moi. Ce n’est pas ma faute. Ces jours-là sont ceux où je pense peut-être le plus à toi. Tu as peur que je ne sois malade, chère Louise. Les gens comme moi ont beau être malades, ils ne meurent pas. J’ai eu toute espèce de maladies et d’accidents ; des chevaux tués sous moi, des voitures versées, et jamais je n’ai été écorché. Je suis fait pour vivre vieux, et pour voir tout périr autour de moi et en moi. J’ai déjà assisté à mille funérailles intérieures ; mes amis me quittent l’un après l’autre, ils se marient, s’en vont, changent ; à peine si l’on se reconnaît et si l’on trouve quelque chose à se dire. Quel irrésistible penchant m’a donc poussé vers toi ? J’ai vu le gouffre un instant, j’en ai compris l’abîme, puis le vertige m’a entraîné. Comment ne pas t’aimer, toi si douce, si bonne, si supérieure, si aimante, si belle ! Je me souviens de ta voix, quand tu me parlais le soir du feu d’artifice. C’était une illumination pour nous, et comme l’inauguration flamboyante de notre amour.

Ton logement ressemble à un que j’ai eu à Paris pendant près de deux ans, rue de l’Est, 19. Quand tu passeras par là, regarde le second. De là aussi la vue s’étendait sur Paris. Dans l’été, la nuit, je regardais les étoiles, et l’hiver, le brouillard lumineux de la grande ville qui s’élevait au-dessus des maisons. On voyait, comme de chez toi, des jardins, des toits, les côtes environnantes.

Quand je suis entré chez toi, il m’a semblé me retrouver dans mon passé et que j’étais revenu à un de ces crépuscules beaux et tristes de l’année 1843, quand je humais l’air à ma fenêtre, plein d’ennui et la mort dans l’âme. Si je t’avais connue alors ! Pourquoi donc cela n’a-t-il pas eu lieu ? J’étais libre, seul, sans parents ni maîtresse, car je n’en ai jamais eu de maîtresse. Tu vas croire que je mens. Je n’ai jamais rien dit de plus exact, et la raison la voici.

Le grotesque de l’amour m’a toujours empêché de m’y livrer. J’ai quelquefois voulu plaire à des femmes, mais l’idée du profil étrange que je devais avoir dans ce moment-là me faisait tellement rire que toute ma volonté se fondait sous le feu de l’ironie intérieure qui chantait en moi l’hymne de l’amertume et de la dérision. Il n’y a qu’avec toi que je n’ai pas encore ri de moi. Aussi, quand je te vois si sérieuse, si complète dans ta passion, je suis tenté de te crier : « Mais non, mais non, tu te trompes, prends garde, pas à celui-là !… »

Le ciel t’a faite belle, dévouée, intelligente ; je voudrais être autre que je ne suis pour être digne de toi. Je voudrais avoir les organes du cœur plus neufs. Ah ! ne me ranime pas trop ; je flamberais comme la paille. Tu vas croire que je suis égoïste, que j’ai peur de toi. Eh bien oui ! j’en suis épouvanté de ton amour, parce que je sens qu’il nous dévore l’un [et] l’autre, toi surtout. Tu es comme Ugolin dans sa prison, tu manges ta propre chair pour assouvir ta faim.

Un jour, si j’écris mes mémoires, — la seule chose que j’écrirai bien, si jamais je m’y mets, — ta place y sera, et quelle place ! car tu as fais dans mon existence une large brèche. Je m’étais entouré d’un mur stoïque ; un de tes regards l’a emporté comme un boulet. Oui, souvent il me semble entendre derrière moi le froufrou de ta robe sur mon tapis. Je tressaille et je me retourne au bruit de ma portière que le vent remue comme si tu entrais. Je vois ton beau front blanc ; sais-tu que tu as un front sublime ? trop beau même pour être baisé, un front pur et élevé, tout brillant de ce qu’il renferme. Retournes-tu chez Phidias, dans ce bon atelier où je t’ai vue pour la première fois, au milieu des marbres et des plâtres antiques ?

Il doit venir bientôt, ce bon Phidias. J’attends un mot de lui, qui me serve de prétexte pour m’absenter un jour. Puis, vers les premiers jours de septembre, j’en trouverai un pour aller jusqu’à Mantes ou à Vernon. Puis après nous verrons. Mais à quoi bon s’habituer à se voir, à s’aimer ? Pourquoi nous combler du luxe de la tendresse, si nous devons vivre ensuite misérables ? À quoi bon ? Mais si nous ne pouvons faire autrement !

Adieu, chère âme ; je viens de descendre dans le jardin, et sur une haie de rosiers j’ai cueilli cette petite rose que je t’envoie. Je dépose dessus un baiser ; mets-la de suite sur ta bouche et puis tu devines où…

Adieu, mille tendresses ; à toi, à toi du soir au matin, du matin au soir.