Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0128

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 1p. 268-273).

128. À LA MÊME.
Mercredi, 10 h. du soir. [Croisset, 26 août 1846.]

C’est une attention douce que tu as de m’envoyer chaque matin le récit de la journée de la veille. Quelque uniforme que soit ta vie, tu as au moins quelque chose à m’en dire. Mais la mienne est un lac, une mare stagnante, que rien ne remue et où rien n’apparaît. Chaque jour ressemble à la veille ; je puis dire ce que je ferai dans un mois, dans un an, et je regarde cela non seulement comme sage, mais comme heureux. Aussi n’ai-je presque jamais rien à te conter. Je ne reçois aucune visite, je n’ai à Rouen aucun ami ; rien du dehors ne pénètre jusqu’à moi. Il n’y a pas d’ours blanc sur son glaçon du pôle qui vive dans un plus profond oubli de la terre. Ma nature m’y porte démesurément, et en second lieu, pour arriver là, j’y ai mis de l’art. Je me suis creusé mon trou et j’y reste, ayant soin qu’il y fasse toujours la même température. Qu’est-ce que m’apprendraient ces fameux journaux que tu désires tant me voir prendre le matin avec une tartine de beurre et une tasse de café au lait ? Qu’est-ce que tout ce qu’ils disent m’importe ? Je suis peu curieux des nouvelles ; la politique m’assomme ; le feuilleton m’empeste ; tout cela m’abrutit ou m’irrite. Tu me parles d’un tremblement de terre à Livourne. Quand je serais à ouvrir la bouche là-dessus pour en laisser sortir les phrases consacrées en pareil usage : « C’est bien fâcheux ! quel affreux désastre ! est-il possible ! oh ! mon Dieu ! » cela rendra-t-il la vie aux morts, la fortune aux pauvres ? Il y a, dans tout cela, un sens caché que nous ne comprenons pas, et d’une utilité supérieure sans doute, comme la pluie et le vent ; ce n’est pas parce que nos cloches à melons ont été cassées par la grêle qu’il faut vouloir supprimer les ouragans. Qui sait si le coup de vent qui abat un toit ne dilate pas toute une forêt ? Pourquoi le volcan qui bouleverse une ville ne féconderait-il pas une province ? Voilà encore de notre orgueil ! Nous nous faisons le centre de la nature, le but de la création, et sa raison suprême. Tout ce que nous voyons ne pas s’y conformer nous étonne ; tout ce qui nous est opposé nous exaspère. Que j’en ai entendu, miséricorde ! que j’en ai subi, l’an dernier de ces magnifiques dissertations sur la trombe de Monville ! — « Pourquoi cela est-il venu ? Comment ça se fait-il ? Conçoit-on ça ? Est-ce l’électricité d’en haut ou celle d’en bas ? En une seconde, trois fabriques de renversées et deux cents hommes de tués ! Quelle horreur ! » Et les mêmes gens, qui disaient cela, parlaient tout en tuant des araignées, en écrasant des limaces ou, pour respirer seulement, absorbaient peut-être par l’aspiration de leurs narines des myriades d’atomes animés. (Monville, vois-tu, a été une infirmité pour moi ; j’ai vu ça de trop près ; j’en ai entendu causer, discuter et baver tout un hiver ; j’en suis saoul !)

Quant à la seconde chose dont tu me parles, la proclamation de Schamyl[1], ça peut être curieux, c’est vrai ; mais il y a tant de choses curieuses dans ce monde, surtout pour un homme qui peut dire comme l’Angély[2] : « moi, je vis par curiosité », qu’on n’y suffirait pas s’il fallait les voir toutes. Oui, j’ai un dégoût profond du journal, c’est-à-dire de l’éphémère, du passager, de ce qui est important aujourd’hui et de ce qui ne le sera pas demain. Il n’y a pas d’insensibilité à cela ; seulement je sympathise tout aussi bien, peut-être mieux, aux misères disparues des peuples morts auxquelles personne ne pense maintenant, à tous les cris qu’ils ont poussés, et qu’on n’entend plus. Je ne m’apitoye pas davantage sur le sort des classes ouvrières actuelles que sur les esclaves antiques qui tournaient la meule, pas plus ou tout autant. Je ne suis pas plus moderne qu’ancien, pas plus Français que Chinois, et l’idée de la patrie, c’est-à-dire l’obligation où l’on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu sur la carte, et de détester les autres coins, en vert ou en noir, m’a paru toujours étroite, bornée, et d’une stupidité féroce. Je suis le frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme, et le concitoyen de tout ce qui habite le grand hôtel garni de l’Univers. Je n’ai pas compris ton étonnement relativement à la beauté de cette proclamation. Pour moi, je pense que c’est parce que 1o il est barbare, 2o musulman, et surtout fanatique, qu’il a dit de belles choses. La poésie est une plante libre ; elle croît là où on ne la sème pas. Le poète n’est pas autre chose que le botaniste patient qui gravit les montagnes pour aller la cueillir. Et maintenant que j’ai déchargé mon cœur, — car voilà plusieurs fois que nous revenons sur ce sujet que tu ne veux pas comprendre, parlons de nous, et embrassons-nous doucement, longuement, sur les deux lèvres.

Nous avons fait hier et aujourd’hui une belle promenade ; j’ai vu des ruines, des ruines aimées de ma jeunesse, que je connaissais déjà, où j’étais venu souvent avec ceux qui ne sont plus. J’ai repensé à eux, et aux autres morts que je n’ai jamais connus et dont mes pieds foulaient les tombes vides. J’aime surtout la végétation qui pousse dans les ruines : cet envahissement de la nature, qui arrive tout de suite sur l’œuvre de l’homme quand sa main n’est plus là pour la défendre, me réjouit d’une joie profonde et large. La vie vient se replacer sur la mort ; elle fait pousser l’herbe dans les crânes pétrifiés et, sur la pierre où l’un de nous a sculpté son rêve, réapparaît l’Éternité du Principe dans chaque floraison des ravenelles jaunes. Il m’est doux de songer que je servirai un jour à faire croître des tulipes. Qui sait ! l’arbre au pied duquel on me mettra donnera peut-être d’excellents fruits ; je serai peut-être un engrais superbe, un guano supérieur.

Ce polisson de Phidias est donc tout à fait pris dans les liens de la dame blonde ? Depuis le temps qu’il y est, [combien] doit-il avoir consommé de filets de bœuf ! Quelle excellente et bonne nature ! Je t’ai vu en blâmer le côté flottant, préhensible, malléable ; aujourd’hui, tu voudrais que je lui ressemblasse pour que je cède quand tu me dis : « Reste. » Tu t’étonnes que je n’aie pas eu de faiblesses. Si, j’en ai eu ; j’[en] ai eu d’immenses avec toi. C’est moi qui le sais parce que c’est moi qui les ai senties. Pour ce qui est de ces départs fixés d’avance et auxquels je n’ai jamais manqué, n’aurais-je pas pu, si je ne t’avais jugée supérieure, te faire un mensonge anodin comme on en fait en pareil cas, avoir l’air de céder, et accorder à tes instances ce que j’aurais eu décidé d’avance ? Mais non, à partir de ce soir où tu m’as baisé sur le front, je me suis juré à moi-même de ne jamais te mentir. C’est le procédé le plus rude, le plus brutal, peut-être le moins tendre, diras-tu ? Mais je crois que ce serait te mépriser qu’agir autrement, et t’avilir même.

Tu n’es pas faite pour être servie par un amour faux et grimaçant. J’aimerais mieux te faire une balafre au visage qu’une grimace derrière le dos.

Il t’a fait plaisir, pauvre ange, le bouquet de fête que je t’ai envoyé ! Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de mettre dans ma lettre ces fleurs significatives, car je n’en connaissais pas le sens symbolique. C’est Du Camp qui me l’a appris en me donnant le conseil de m’en servir. J’ai pensé que cet enfantillage amuserait ton cœur. Il a bien amusé le mien ! Sais-tu quelque chose qui m’a touché dans ta lettre ? c’est cette course dans le Bois de Boulogne dont tu me parles ; ça m’a fait froid à moi-même. Je me suis senti à ta place. Je me suis vu, les rôles intervertis. Et ton enfant qui t’embrassait les mains ! Donne-lui pour cela un baiser de ma part. J’y repense aussi souvent à ce bon Bois de Boulogne. Te souviens-tu de notre première promenade le 30 juillet ? Comme Henriette dormait sur les coussins ! Et le doux mouvement des ressorts, et nos mains, et nos regards plus confondus qu’elles. Je voyais tes yeux briller dans la nuit, j’avais le cœur tiède et mou… Je buvais avec extase les longues effluvions (sic) de ta prunelle fixée sur la mienne… Quand tout cela reviendra-t-il ? Qui le sait ? Oh ne m’accuse pas d’oubli, ne m’accuse jamais ! Ce serait une cruauté infâme. Aime-moi toujours, car moi aussi je t’aime sans cesse.

Adieu, mille baisers sur ta belle gorge, sur ces seins que tu offres à mes lèvres avec un si doux sourire quand tu me dis : « Je te plais donc ? M’aimes-tu ? » — Si tu me plais, si je t’aime ! […] Encore adieu, mille amours…

Sois sans crainte, chère amie ; j’ai reçu la lettre […].


  1. Chef des montagnards du Caucase, 1797-1871.
  2. Fou attitré de Louis XIII, célèbre par ses satires.