Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0159

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Louis Conard (Volume 1p. 377-380).

159. À LA MÊME.
Samedi soir, 1 h. de nuit [Croisset, 17 octobre 1846.]

Tu veux donc me rendre fou d’orgueil, moi qu’on accuse déjà d’en tant avoir ! Voilà maintenant que tu m’admires, que tu me places à part des autres hommes, bien haut sur le piédestal de ton amour. Sais-tu qu’il faut que j’aie la tête bien plantée sur les épaules pour que le vertige ne me prenne pas ? Toi ! toi ! tu te ravales devant moi ! Tu te fais infime et petite ! Je te surprends ! Je t’étonne ! Mais que suis-je donc ? Qu’est-ce que [je] vaux ? Je ne suis rien qu’un lézard littéraire qui se chauffe toute la journée au grand soleil du Beau. Voilà tout ! Ne me dis donc plus des choses si singulières et si flatteuses, car elles m’humilient dans mon bon sens. Tu as fait de la peine à Max quand il t’a vue si chagrine, si triste, si aimante. Ce sera pour toi une douce société ; tu trouveras dans sa parole amie des consolations inattendus les jours de souffrances. Il te répétera que je t’aime, que je lui parle souvent de toi… Tu me demandes dans ta dernière lettre si je me souviens du 29 juillet. Oh ! si je m’en souviens ! Il y avait feu d’artifice aussi en nous ce soir-là et belles illuminations dans nos cœurs. Et le lendemain, le jeudi, le soir, en calèche, te rappelles-tu surtout un moment à l’entrée des Champs-Élysées où nous sommes restés longtemps sans nous parler ? Tu me regardais d’un air sombre et tendre à la fois ; je voyais tes yeux briller dans la nuit sous ton chapeau. Toujours je me retourne vers ce souvenir, vers toi. Je peux dire comme Calydasa : « Mon cœur va en arrière vers toi, comme la flamme de l’étendard que l’on porte contre le vent. »

N’aie pas peur pour ma santé ; je suis fait pour vivre vieux. Il m’est arrivé toutes espèces d’accidents et de maladies sans qu’il m’en soit rien resté ; tout ça glisse sur moi comme l’eau sur le col d’un cygne. J’ai suivi tous les régimes et vécu de toutes les manières. Je me suis exercé de bonne heure à tout, au travail, à la paresse, à tout excès, à toute abstinence. Je n’ai jamais senti ce que c’était que la fatigue intellectuelle, et il fut une année où j’ai travaillé régulièrement pendant dix mois quinze heures par jour ; trois fois par semaine seulement, je faisais des armes à outrance, si bien que j’en râlais ensuite sur mon lit pendant une demi-heure. Quant à la fatigue physique, l’éducation m’a fait un tempérament de colonel de cuirassiers. Sans mes nerfs, partie délicate chez moi, qui me rapproche des gens comme il faut, j’aurais un peu d’affinité avec le fort de la Halle. Sois donc sans crainte, pauvre chérie ; je n’ai pas besoin d’exercice et je vis bien quinze jours sans prendre l’air ni sortir de mon cabinet. Oui, je relis souvent les vers sur Mantes. Tu sais ma manie de répéter toujours quelque chose ; eh bien, je me redis sans cesse :

Avec ta bouche rose et tes blonds cheveux d’ange, etc.

Je ne sais pas si je fais comme toi, si l’amour ne m’aveugle pas, mais il me semble que tu n’as guère écrit quelque chose de meilleur ; car c’est vraiment très beau.

Tu aimes les foulards bleus. J’en ai retrouvé un à moi qui m’a servi pendant longtemps. Je te l’apporterai avec mes petites salières d’émail.

Quant à la commission, je me suis fixé un terme, car j’en suis outré. Si le premier novembre ça n’est pas fait, je pars. Il faudra bien d’ailleurs d’ici là qu’elle se décide. Tu as toujours l’idée de venir ici me soigner si j’étais malade. Je t’avoue que je n’aimerais pas ça, à cause de toutes les scènes que ça susciterait. Et puis d’ailleurs, je n’ai jamais compris cette manie qu’ont les hommes de montrer leurs plaies à ceux que cette vue doit faire souffrir, d’aller chercher le cœur qui vous aime pour le rendre témoin de votre fièvre et de votre tranchée. Cette pratique commune est d’un égoïsme révoltant ; et, si tu veux ici que je t’avoue une faiblesse, une misère de ma nature, je serais gêné de toi dans cet état qui est toujours ridicule. J’ai de la pudeur pour de certaines positions grotesques qui m’intimident auprès de toi. Mais est-ce que je peux être malade ? Est-ce que mon talisman n’est pas là-bas ? Ton amour, n’est-ce pas un préservatif contre tout malheur ?

Adieu ma vie, un long baiser ; je passe la main sous tes papillotes, et j’en soulève légèrement le bout.