Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0169

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Louis Conard (Volume 1p. 401-404).

169. À LA MÊME.
Mardi soir 10 heures [17 novembre 1846.]

Ne m’adresse plus tes lettres à Croisset, cher ange, mais à Rouen, rue de Crosne-Hors-ville, 25, au coin de la rue de Buffon. Nous allons y coucher jeudi prochain, jour où enfin j’espère que cette éternelle commission se sera décidée. Il faudra pourtant qu’elle en finisse ! Samedi ils se sont réunis. (J’espérais qu’ils auraient bâclé ça tout de suite, et pouvoir partir le dimanche à midi. Je serais arrivé à quatre heures à Paris, et le soir, sans que tu en fusses prévenue, je me serais présenté tout d’un coup chez toi pour jouir de ta surprise. Voilà quel était mon plan secret.) Sur huit membres, il [y] en avait quatre de présents ; tu vois ce que c’est. J’en suis tellement fatigué que je ne compte plus sur rien ; mais tu peux compter, toi, que tu me reverras d’ici à très peu de jours. Il faut que je te revoie ; ça me brûle le cœur. J’ai encore le prétexte du piédestal dont j’ai besoin de voir le modèle, si je perds celui de la commission. Mais je l’aurai, c’est presque infaillible.

Je ne me souviens que fort vaguement de ces deux dames dont tu me parles dans ta lettre de ce matin et qui sont venues à l’atelier un jour que nous y étions. Je crois que tu as, en me le rapportant, exagéré ce qu’elles ont pu te dire sur mon fameux regard. Ce sont de ces choses que les femmes n’avouent pas ressentir, d’ordinaire. Quand elles l’éprouvent, elles le cachent ; et quand elles le manifestent, c’est qu’elles y ont intérêt. Or, quel intérêt avaient-elles à te dire cela, si ce n’est peut-être un motif de curiosité ? pour voir ce que tu sentais toi-même, ou tout bonnement pour dire quelque chose de drôle, sans y attacher aucune idée. Je ne me crois pas les yeux attirants ni séduisants. Ils vont à la nature animale ; ils appellent les enfants, les idiots et les bêtes, parce que j’ai peut-être beaucoup vécu dans ce monde-là et que j’en ai gardé quelque chose, un air de famille, un vieux levain de naturalisme mystérieux que l’intensité de la pensée fait épancher au dehors vers les phénomènes qui le reproduisent. Mais je crois sincèrement que je plais à peu de femmes ; à quelques hommes beaucoup. Plusieurs me détestent instinctivement, et le plus grand nombre ne me remarque pas ; j’ai cela de commun avec tout le monde.

Est-ce que tu ne t’es pas aperçue combien j’étais timide et gauche, peu sûr de moi, combien j’avais peu d’aplomb ? Il a fallu que je fusse irrésistiblement entraîné ! À l’heure qu’il est, je m’étonne encore que ce soit moi que tu aimes, que ce soit moi qui t’aime. Cela me paraît une anomalie de ma nature, une métamorphose, une renaissance si tu aimes mieux. Mais combien je trouve de douceur dans ton souvenir ! Si tu savais combien de fois par jour ma pensée voltige sur toi, se pose sur tes seins, se balance au bout de tes cheveux, s’éclaire au feu humide de tes yeux !

Tu m’as dit hier que j’étais la poésie de ton soleil couchant. Si je suis ton dernier amour, tu es peut-être aussi le mien ; le premier est si loin ! Un homme plus jeune t’eût aimée avec plus d’exclusion, plus de pureté, plus d’élan, mais moins longtemps peut-être, moins profondément, moins intimement. Oui, toujours, toujours, et lors même que je ne t’aimerai plus, la tendresse remuera pour toi le fond de mon cœur. Je voudrais t’aimer davantage ; je voudrais que tu le saches bien ; je voudrais pouvoir te le prouver.

Je ne fais pas grand’chose depuis quelques jours ; notre déménagement nous occupe. Je rumine un plan, je pense à toi. Novembre est de côté, je te l’apporterai ; je l’avais oublié la semaine dernière. Merci de ton attention pour ton costume. C’est là ce qui peut s’appeler une inspiration de Vénus intelligente. J’accepte. Oui, je veux t’avoir dans ta belle toilette, dans celle où l’on t’admire, où l’on te convoite.

Mille chauds baisers sur ta gorge.