Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0179

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Louis Conard (Volume 1p. 422-424).

179. À LA MÊME.
[Mercredi 16 décembre 1846.]

Allons, puisqu’on y tient, d’accord ! Puisque tu ne trouves plus rien à me dire, la franchise exige que je t’avoue ne pas trouver davantage de mon côté, ayant épuisé toutes les formes possibles pour te faire comprendre ce que tu t’obstines depuis cinq grands mois à ne pas vouloir entendre. J’y ai pourtant mis toutes les délicatesses de mon cœur et toutes les variétés de ma plume. Pourquoi as-tu voulu empiéter sur une vie qui ne m’appartenait pas à moi-même et changer toute cette existence au gré de ton amour ? J’en ai souffert, voyant les efforts inutiles que tu faisais pour ébranler ce rocher qui ensanglante les mains quand on y touche.

Tu m’accuses sans cesse d’égoïsme et de dureté ; en toi-même depuis longtemps tu as reconnu que je ne t’aimais pas. Erreur ! erreur, ma pauvre amie ! Je suis venu à toi parce que je t’aimais. Je t’aime encore tout autant ; je t’aime à ma façon, à ma mode, selon ma nature. Il t’eût fallu, je te l’ai dit dès les premiers jours, un homme plus jeune et plus naïf, dont le cœur moins mûr ait eu un parfum plus vert.

J’ai l’âme dévorante comme l’estomac, et capable, comme lui, de se passer presque de vivre. J’ai perdu des morts, j’ai perdu des vivants, et j’ai vu toute la bêtise vaniteuse de toutes mes douleurs alors que je croyais ces affections nécessaires à ma vie. Rien n’est nécessaire ni utile. Il y a des choses plus ou moins agréables ; voilà tout. Réfléchis sur ce point que nos joies, comme nos malheurs, ne sont que des illusions d’optique, des effets de lumière et de perspective.

Ne sens-tu pas qu’un pacte nous lie ? Que tu m’oublies tout à fait, que tu ne m’écrives plus du tout, moi je ne t’oublierai jamais ; dans dix ans, tu me retrouveras, si tu m’appelles ; et peut-être, alors, me remercieras-tu de t’avoir fait pleurer quelquefois pour t’empêcher de pleurer toujours.

Écris-moi, va ; ne te force à rien ; écris-moi quand le cœur t’en dira, conte-moi tes chagrins, tes ennuis ; parle-moi de tes travaux, raconte-moi ce relégué dans l’arrière-boutique. Je pourrai peut-être t’envoyer quelque consolation, quelque distraction du moins, ce qui n’est jamais à dédaigner, vu que l’existence n’en est pas farcie.

Si j’ai été ton dernier amour, que je sois ta plus forte amitié ! d’autant plus que quand tu voudras revoir l’amant, l’amant obéira à ce désir.

Adieu, mille tendresses, toujours.