Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0191

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Louis Conard (Volume 2p. 16-18).

191. À ERNEST CHEVALIER.
Croisset. Mercredi, 28 avril 1847.

Je pars demain matin pour Paris, et samedi je commence mon voyage de Bretagne. Avant de m’en aller, cher Ernest, je t’envoie un adieu comme si tu étais là. Si nous avions eu plus d’argent, plus de liberté surtout, en un mot si je ne me trouvais presque forcé de ne pas quitter ma mère, qui est dans un vide si complet et si triste, au lieu de la Bretagne nous eussions pris la Corse. Je n’aurais pas été fâché d’aller voir la baie d’Ajaccio, la plage de Cargèse et encore plus l’aimable substitut que je connais par delà la Méditerranée.

Comme j’ai pensé à toi, à nous deux, lorsqu’il y a trois semaines est venu le temps de Pâques ! J’ai songé à ce vieux Jean qui se faisait payer de si longues bouteilles de vin blanc, à la vallée de Cléry ou je t’ai vu te tordre de rire, au Château-Gaillard ou nous fumions des cigares au soleil, couchés sur les cailloux. Te souviens-tu, vieux, du pââté d’Amiens que j’ai englouti à moi tout seul un Vendredi Saint, et du petit vin de Collioure que je humais si lestement ? Étions-nous gais alors, et nous nous croyions tristes ! Nous l’étions aussi, mais que de bonnes bouffées de verve ! Maintenant tout ça s’est aplati, nivelé ; il me semble que les angles de ma vie se sont usés sous le frottement déjà nombreux de tout ce qui a passé dessus. Si tu savais l’existence monotone, plate (et dont la régularité tranquille fait le seul charme) que mène ton Gustave que tu as connu si turbulent d’idées et si criard ! Ma mère et moi nous sommes seuls maintenant à ce foyer jadis plein et chaud. On a beau dire, les souvenirs ne peuplent pas ; au contraire, ils élargissent votre solitude. Mais je travaille, je lis beaucoup. Je médite et je n’écris pas, devenant de plus en plus rechigné et dégoûté de tout ce que je ne trouve point parfait. Ainsi la journée se passe et le lendemain recommence.

J’ai besoin cependant de prendre un peu l’air, de respirer à poitrine plus ouverte, et je pars avec Du Camp nous promener sur les grèves de Bretagne, avec de gros souliers, le sac au dos, à pied. Nous reviendrons à la fin de juillet. Dans un mois, ma mère viendra nous faire une visite à Vannes. Tâche, au milieu de tes préoccupations magistrales, de m’envoyer au moins une lettre pendant ce temps-là. Je serai à Brest vers le 10 juin. Voilà l’endroit le plus sûr où tu peux m’adresser ton style ; ou, si tu aimes mieux, adresse ta, ou tes (ce sera meilleur) lettres à Achille pour me la, ou les faire parvenir.

J’ai vu Alfred jeudi dernier. Son épouse va l’enrichir d’un fils ou d’une fille d’ici à quelques semaines. Voilà un crapaud qui me fera rire rien qu’à le regarder. Son père a toujours la même balle ; il végète comme par le passé, et encore plus que par le passé, dans une paresse profonde. C’est déplorable […].

Je comprends bien, va, les ennuis que tu éprouves la-bas, et les aspirations qui te prennent, à tes heures de délaissement, vers le sol natal. La patrie est peut-être comme la famille : on n’en sent bien le prix que lorsqu’on n’en a plus.

Adieu, cher ami, continue à poursuivre le crime et à protéger les mœurs. Porte-toi bien, voilà tout ce que je demande, et pense à ton vieux Flaubert.