Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0197

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Louis Conard (Volume 2p. 31-34).

197. À LOUISE COLET.
Pontorson, mercredi 1 heure [août].

Je t’envoie, ma chère amie, une fleur que j’ai cueillie hier au soleil couchant sur le tombeau de Chateaubriand. La mer était belle, le ciel était rose, l’air était doux, c’était un de ces grands soirs d’été, tout flambant de couleurs, d’une splendeur si immense qu’elle en est mélancolique. Un de ces soirs ardents et tristes comme un premier amour. La tombe du grand homme est sur un rocher en face des flots. Il dormira à leur bruit, tout seul, en vue de la maison où il est né. Je n’ai guère pensé qu’à lui tout le temps que j’ai passé à Saint-Malo, et cette idée de se préoccuper de sa mort et de se retenir sa place d’avance pour l’autre côté d’ici, qui me paraissait assez puérile, m’a semblé là très grande et très belle, ce qui m’a fait retourner cette question que je n’ai pas résolue : « Y a-t-il des idées bêtes et des idées grandes ? » Cela ne dépend-il pas de leur exécution ?

Ton histoire de forçat m’a ému jusqu’à la moelle des os et hier, toute la journée, j’y ai rêvé avec une telle intensité, que j’ai repassé pas à pas par toute sa vie. Peut-être l’ai-je reconstruite telle qu’elle s’est passée. (Ainsi qu’il m’est arrivé de tomber juste en écrivant un chapitre d’entregent, comme on disait jadis, dialogues et poses, et avec une fidélité si exacte, quoique je n’avais rien vu de pareil, qu’un ami a failli s’en évanouir à la lecture, car il se trouvait que c’était son histoire.)

Mais, pour en revenir à notre homme, en voilà un qui doit trouver l’état social peu à son gré. Pauvre diable ! je me l’imagine le soir, à l’heure où ils rentrent tous, à six heures, quand on les fouille. Comme il doit rêver à Paris, à sa vie d’autrefois, aux théâtres qui s’ouvrent alors, aux quinquets de la rampe et à la femme qu’il a vue dans ce milieu et à cause de laquelle s’est ouvert son abîme !

Oui, j’aurais voulu le voir à Brest, et puis il y a toujours à profiter dans la société de ces hommes-là. Les gens qui méditent, c’est-à-dire les champignons intellectuels qui se pourrissent à leur place, comme moi, font bien de temps à autre d’approcher du feu. Ça leur fait jeter leur jus, ils n’en sont que plus secs après.

La contemplation d’une existence rendue misérable par une passion violente, de quelque nature qu’elle soit, est toujours quelque chose d’instructif et de hautement moral. Ça rabaisse, avec une ironie hurlante, tant de passions banales et de manies vulgaires que l’on est satisfait en songeant que l’instrument humain peut vibrer jusque-là et monter à des tons si aigus.

Mais ce qui m’a touché aussi, c’est toi recevant sa lettre et croyant qu’elle était de moi. Oh ! j’ai compris cela, va, et ce que tu as ressenti. Je t’embrasse sur le cœur pour la peine que tu as eue.

Il y a malentendu entre nous deux. Il me semble que successivement je t’avais dit que j’attendrais de tes lettres à Brest, à Saint-Malo, à Rennes. Ainsi je serai encore à Rennes dans quatre ou cinq jours, puis à Fougères, à Caen et à Trouville. Je reviendrai à Croisset pour regretter mon voyage, comme cela arrive toujours. Je vais tâcher, cet hiver, de travailler assez violemment. J’ai à lire Swedenborg et sainte Thérèse. Je recule mon Saint Antoine. Ma foi, tant pis. Quoique je n’aie jamais compté faire là-dessus quelque chose de bon, plutôt ne rien écrire que de se mettre à l’œuvre à demi préparé.

Je suis curieux de voir ton drame. Quand comptes-tu le présenter ? Puisque nous en sommes sur le métier, je vais te donner ce qui s’appelle un conseil d’ami, et d’ami qui connaît ce dont il parle, hélas ! Si Beauvallet vient à Rouen et qu’il y joue ta Charlotte Corday, je crois, vu l’intelligence de mes chers concitoyens, qu’il fera, comme on dit, un four, c’est-à-dire qu’il n’y viendra personne ou qu’on sifflera. Que Beauvallet interroge tous ses camarades ; s’ils sont sincères, et qu’ils lui disent le contraire, je veux bien que le Diable m’étouffe. D’abord :

1o Tout ce qui est vers est sifflé à Rouen ; 2o tout ce qui est beau ; 3o les cochonneries seules réussissent.

Voilà mon opinion, et ancrée si avant dans mon individu que, si jamais je faisais quelque chose pour la scène, je défendrais qu’on le jouât sur le théâtre du pays qui me donna le jour.

Quant à mon voyage, nous avions commencé à l’écrire, mais cette façon d’aller nous eût demandé six mois et trois fois plus d’argent que nous n’en avons. Or c’est encore une plaie que je t’ai cachée, mais qui est vive chez moi, que celle-là ! Combien de temps irai-je encore ? Au diable l’avenir.

N’importe, il est toujours ennuyeux de ne pouvoir vivre à sa guise. L’histoire de Pétion et du praticien sont deux histoires embêtantes ; on n’aime pas ça ; nous en avons été fâchés pour toi.

À propos, quelles sont donc les révélations de l’Institutrice[1] ? Je flaire du drôle.

Adieu, à toi.
Ex Imo.

  1. Institutrice des enfants de la duchesse de Praslin, fille du maréchal Sébastiani, assassinée par son mari le duc de Praslin, le 17 août 1847.