Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0207

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 2p. 55-57).

207. À LOUISE COLET.
Mardi, minuit. [Croisset, octobre 1847.]

Je n’ai rien compris à ce que tu me dis, chère amie, relativement aux livres que je t’ai envoyés. Ne m’avais-tu pas demandé La Jeunesse de Gœthe ? Tu m’avais écrit que tu n’en avais pas d’autre exemplaire, et que tu avais besoin de cet ouvrage. Encore une faute que j’ai faite ! À ce qu’il paraît, qu’il est écrit dans le livre du destin que la plus insignifiante de mes actions te doit causer du chagrin ou de l’embarras. J’ai beau faire ou ne pas faire, c’est tout un.

Quand je ne t’écris pas, tu trouves que je t’oublie ; quand je t’écris, je te blesse. Que j’agisse ou que je me tienne tranquille ; je te déchire !… Ce n’est pas toi que j’accuse, c’est une réflexion que je fais et que malheureusement je trouve très juste.

Est-ce que l’officiel est sans cesse sur ton dos et empeste toujours ta vie de sa présence ? C’est le plus grand supplice que l’on puisse endurer que de vivre avec des gens qu’on n’aime pas. J’ai connu peu d’êtres dont la société ne m’ait inspiré l’envie d’habiter le désert. Pardon, pauvre amie, de t’avoir encore causé du désagrément par ce maudit envoi de livres ! Mais pouvais-je prévoir cela ?

J’ai reçu hier un mot de Phidias pour réclamer l’argent du buste de mon père, que la commission ne lui envoie pas (car on ne s’est pas encore décidé sur la place). Il me dit dedans : « La Muse va faire jouer un drame au Français ; viendrez-vous l’applaudir ? » Certainement j’irai ; mais est-ce qu’il y a du nouveau ? Est-il reçu ? Quand le joue-t-on ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Si j’avais quatre sous, j’irais à Paris le mois prochain. J’ai absolument besoin de quelques renseignements que je ne peux trouver qu’à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Mais pour aller à ta pièce je vendrais plutôt mes bottes, j’irais plutôt à pied.

Il est triste de n’être pas libre, de ne pouvoir aller où l’on veut et que la fortune toujours nous lie les pieds. L’hippogriffe, c’est l’argent ! À mesure que je vais, pourtant, je me fais à l’idée de la misère et, par anticipation, je m’y habitue. Autrefois j’avais là-dessus des désirs fort beaux, féconds et d’où sortaient parfois de grandes choses, comme il en jaillit de toute aspiration démesurée. Je vois que je me modère ; j’en arrive à souhaiter presque le confortable. Cent mille livres de rente, comme tout le monde, de quoi vivre enfin ! C’est bien canaille ! Ne ris pas de cette confidence, et ne me méprise pas pour te l’avoir faite. Elle touche à des choses de mon intérieur très profondes.

J’aurai fini la Bretagne dans un mois. J’ai encore deux chapitres, après quoi je reprendrai ce vieux drôle d’Aristophane. Je serai content quand je serai débarrassé de ce travail. Au reste, j’ai envie de te le lire pour savoir ce que tu en penses. C’est une ratatouille assez farce, composée sans prétention, mais avec conscience. Heureux ceux qui ne doutent pas d’eux et qui allongent au courant de la plume tout ce qui leur sort du cerveau. Moi j’hésite, je me trouble, je me dépite, j’ai peur ; mon goût s’augmente à mesure que décroît ma verve et je m’afflige beaucoup plus d’un mot louche que je ne me réjouis de toute une bonne page. J’ai relu hier au soir le chapitre Du cœur, de La Bruyère. C’est beau, bien beau ; mais tout n’y est pas dit. Je n’y ai rien trouvé, par exemple, de relatif à nous deux.

Adieu, pauvre chère amie, je t’embrasse tendrement sur tes beaux yeux.