Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0217

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Louis Conard (Volume 2p. 79-81).

217. À LOUISE COLET.
[Croisset, mars 1848.]

Je vous remercie de la sollicitude que vous avez prise de moi durant ces événements derniers et, cette fois-ci, comme les précédentes, je vous demande pardon de l’inquiétude et du chagrin que je vous ai causés.

Votre lettre ne m’est arrivée qu’après sept jours de retard. La faute a été aux postes qui ont été, comme vous pouvez vous le figurer, fort mal servies pendant toute la semaine dernière.

Vous me demandez mon avis sur tout ce qui vient de s’accomplir[1]. Eh bien ! tout cela est fort drôle. Il y a des mines de déconfits bien réjouissantes à voir. Je me délecte profondément dans la contemplation de toutes les ambitions aplaties. Je ne sais si la forme nouvelle du gouvernement et l’état social qui en résultera sera favorable à l’Art. C’est une question. On ne pourra pas être plus bourgeois ni plus nul. Quant à plus bête, est-ce possible ?

Je suis bien aise que votre drame y gagne. Un beau drame vaut bien un roi. J’irai l’applaudir à la première représentation. Comme je vous l’ai dit déjà, je serai là. Vous me verrez, je le soignerai bien et de tout cœur.

À quoi bon revenir sans cesse sur D[u Camp] et sur les griefs, fondés ou non, que vous pouvez avoir contre lui ? Vous devez comprendre que cela m’est pénible depuis longtemps. Cette persistance, qui était d’abord de mauvais goût, finit par être cruelle.

À quoi bon aussi tous vos préambules pour m’annoncer la nouvelle ? Vous auriez pu me la dire tout d’abord sans circonlocutions. Je vous épargne les réflexions qu’elle m’a fait faire et l’exposé des sentiments qu’elle m’a causés. Il y en aurait trop à dire. Je vous plains, je vous plains beaucoup. J’ai souffert pour vous et, pour mieux dire, j’ai tout vu. Vous comprenez, n’est-ce pas ? C’est à l’artiste que je m’adresse.

Quoi qu’il advienne, comptez toujours sur moi. Quand même nous ne nous écririons plus, quand même nous ne nous reverrions plus, il y aura toujours entre nous un lien qui ne s’effacera pas, un passé dont les conséquences subsisteront.

Ma monstrueuse personnalité, comme vous le dites si aimablement, n’est pas telle qu’elle efface en moi tout sentiment honnête, humain, si vous aimez mieux. Un jour, peut-être, vous le reconnaîtrez et vous vous repentirez d’avoir dépensé, à propos de moi, tant de chagrin et tant d’amertume.

Adieu, je vous embrasse.

À vous.

  1. Chute de Louis-Philippe et proclamation de la République le 24 février 1848.