Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0237

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Louis Conard (Volume 2p. 117-122).

237. À LOUIS BOUILHET.
Le Caire, 1er décembre 1849.

Je commence, mon cher vieux, par embrasser ta bonne tête et par souffler sur ce papier toute l’inspiration, pour que ton esprit vienne vers moi. Je crois, du reste, que tu penses bougrement à nous, car nous pensons, nous autres, bougrement à toi, et cent fois dans la journée nous te regrettons. À l’heure qu’il est, la lune brille sur les minarets ; tout est silencieux. De temps à autre aboient les chiens. J’ai devant ma fenêtre, dont les rideaux sont tirés, la masse noire des arbres du jardin, vue dans la clarté pâle de la nuit. J’écris sur une table carrée, garnie d’un tapis vert, éclairé par deux bougies et puisant mon encre dans un pot à pommade. J’entends derrière le refend le jeune Maxime qui fait ses dosages photographiques. Les muets sont là-haut qui dorment, à savoir Sassetti et le drogman, lequel drogman, pour avouer la vérité, est un des plus fieffés ruffians qu’on saurait dire. Quant à ma seigneurie, elle est revêtue d’une grande chemise de nubien, en coton blanc, ornée de houppes et d’une coupe dont la description serait longue. Mon chef est complètement ras, sauf une mèche à l’occiput (c’est par là qu’au jour du jugement Mahomet doit vous enlever) et couvert d’un tarbouch rouge qui cassepète de couleur rouge et m’a fait les premiers jours cassepéter de chaleur. Nous avons des boules assez orientales. Des considérations de sécurité arrêtent notre élan de costume ; l’Européen étant plus respecté en Égypte, ce ne sera qu’en Syrie que nous nous affublerons complètement. Et toi, pauvre vieux bougre aimé, que deviens-tu dans cette sale patrie à laquelle je me surprends parfois rêvassant avec tendresse ? Je songe à nos dimanches à Croisset, quand j’entendais le bruit de la grille en fer et que je voyais apparaître la canne, le cahier et toi… Quand reprendrons-nous nos interminables causeries au coin du feu, plongés dans mes fauteuils verts ? Où en est Melænis et les pièces, voyage ? etc., etc. Envoie-moi des volumes.

Nous partons le 1er janvier pour notre voyage de la Haute-Égypte et de la Nubie. Ce sera l’affaire de trois mois environ. Je n’ai pas encore vu les pyramides. La semaine prochaine, nous ferons une petite tournée aux environs, dans laquelle nous verrons les pyramides, Sakkara, Memphis et le Mokattam, où j’espère tuer des hyènes ou quelque renard dont je rapporterai la peau.

Je crois bien, homme intelligent, que tu ne t’attends pas à recevoir de moi une relation de mon voyage. C’est tout au plus si j’ai le temps de me tenir au courant de mes notes. Je n’ai encore rien écrit, ni même ouvert un livre, si ce n’est hier que j’ai lu trois odes d’Horace par divertissement, en fumant mon chibouk. Je voudrais pourtant t’envoyer quelque chose qui aille te divertir dans ton logement de la rue Beauvoisine, entre Huart et les hiboux empaillés. D’un mot, voici jusqu’à présent comment je résume ce que j’ai ressenti : peu d’étonnement de la nature, comme paysage et comme ciel, comme désert (sauf le mirage) ; étonnement énorme des villes et des hommes. Hugo dirait : « J’étais plus près de Dieu que de l’humanité ! ». Cela tient sans doute à ce que j’avais plus rêvé, plus creusé et plus imaginé tout ce qui est horizons, verdure, sables, arbres, soleil, que ce qui est maisons, rues, costume et usages. Ç’a été pour la nature une retrouvaille et pour le reste une trouvaille. Mais il y a un élément nouveau que je ne m’attendais pas à voir et qui est immense ici, c’est le grotesque. Tout le vieux comique de l’esclave rossé, du vendeur de femmes bourru, du marchand filou, est ici très jeune, très vrai, charmant. Dans les rues, dans les maisons, à propos de tout, de droite et de gauche on y distribue des coups de bâton avec une prodigalité repoussante. Ce sont des intonations gutturales qui ressemblent à des cris de bêtes féroces, et des rires par là-dessus, avec de grands vêtements blancs qui pendent, des dents d’ivoire claquant sous des lèvres épaisses, nez camus de nègres, pieds poudreux, et des colliers, et des bracelets ! pauvre vieux ! Nous avons fait chez le pacha de Rosette un dîner où il y avait dix nègres pour nous servir. Ils avaient des jaquettes de soie, quelques-uns des bracelets d’argent ; un négrillon nous chassait les mouches avec un plumeau en roseaux ; nous mangions avec nos doigts ; on apportait les mets plat à plat, sur un plateau d’argent. Il y en eut environ une trentaine qui défila de cette façon. C’était dans un pavillon de bois, toutes fenêtres ouvertes, sur des divans, en vue de la mer.

Une des plus belles choses, c’est le chameau. Je ne me lasse pas de voir passer cet étrange animal qui sautille comme un dindon et balance son col comme un cygne. Ils ont un cri que je m’épuise à reproduire ; j’espère le rapporter, mais c’est difficile à cause d’un certain gargouillement qui tremblote au fond du râle qu’ils poussent. Du reste j’en aurai peut-être assez du chameau, car nous irons du Caire à Jérusalem par le désert et le mont Sinaï. C’est l’affaire de vingt-cinq jours au moins. Notre caravane se composera de douze chameaux. Vois-tu nos boules là-dessus ? Arrivés à Jérusalem, nous en cuyderons peut-être crever de fatigue. Du reste si le dromadaire se conduit avec moi comme la Méditerranée, j’en aurai le dessus ; car vous saurez, mon cher Monsieur, que j’ai été le plus gaillard de tous les passagers, quoique la mer ait été chienne (on roulait, on dégobillait, c’était superbe). Tout le temps de la traversée, onze jours, j’ai mange, fumé, blagué et été si aimable par mes histoires lubriques, bons mots, facéties, etc., etc., que l’état-major m’adorait. Je crois que je repasserais sur le Nil gratis. J’ai acquis la cette conviction que les choses prévues arrivent rarement. J’avais peur du mal de mer, et je n’en ai pas eu un brin ; il n’en fut pas ainsi de Maxime et du jeune Sassetti.

Accoudé sur le bastingage, je contemplais les flots au clair de lune, en m’efforçant de penser à tous les souvenirs historiques qui devaient m’arriver, et ne m’arrivaient pas, tandis que mon œil, stupide comme celui du bœuf, regardait l’eau tout bonnement. Plusieurs fois j’ai songé à Racine dans son cabinet, avec sa perruque et son habit XVIIe siècle, se creusant l’imagination pour arranger la plaine liquide avec la montagne humide, à tous les bouillons qu’il voyait en idée, et quel tranquille tohu-bohu cela faisait dans sa tête.

Si tu veux avoir une bonne idée de Malte, lis dans le livre de Maxime ce qu’il en dit ; c’est fort exact. Appelle toute ta réflexion sur la Calessina ; seulement figure-toi dedans des mines d’abbés du bon vieux temps, en culotte courte avec le chapeau pointu et dans la compagnie d’une dame.

Le matin du jour où nous avons abordé l’Égypte, je suis monté dans les hunes avec le maître de timonerie, et j’ai aperçu cette vieille Égypte. Le ciel, la mer, tout était bleu. Le sérail du vieux pacha se détachait en blanc à l’horizon. Voilà ce que j’ai vu. En approchant de terre, du côté des catacombes et des bains de Cléopâtre, nous distinguâmes un homme à pied avec deux chameaux qu’il poussait devant lui. Dans le port quelques Arabes assis, jambes croisées sur les pierres, pêchaient à la ligne de l’air le plus pacifique du monde. Nous avons passé à l’arrière d’un petit brick portant écrit le nom de Saint-Malo, et l’on a lâché les ancres. Toute une flottille de canots pleine de portefaix, de drogmans, de cawas des consuls, s’est ruée autour de nous ; ç’a été un bon charivari de paquets, de gueulades ; on s’embarrassait dans les longues pipes, dans les cordages, dans les turbans ; on jetait les malles de par-dessus le bord dans les canots, le tout assaisonné de coups de trique sur les épaules des fellahs.

À Alexandrie, dès le soir de notre arrivée, nous avons vu une procession aux flambeaux : on fêtait la circoncision d’un enfant. Les fanaux de résine éclairaient les rues sombres où la foule bigarrée se bousculait avec des cris. Ici, au Caire, nous avons assisté à des drôleries pareilles ; un de ces derniers soirs nous avons vu des dévots chanter les louanges d’Allah, dans une noce ; rangés en parallélogramme, ils se dandinaient en psalmodiant d’une façon monotone. Un d’entre eux donnait le ton et jetait régulièrement des cris aigus. Les bouffons sont parfaits et les plaisanteries d’iceux du meilleur goût. Un môme parlait à un sourd ; après avoir essayé de se faire entendre en lui criant alternativement à chacune de ses oreilles, il s’est mis à la fin, et de désespoir, à lui hurler dans le derrière.

Demain nous devons faire une partie sur l’eau avec plusieurs dames qui danseront au son du tarabouk, avec des crotales et leurs coiffures de piastres d’or. Avant-hier, nous fûmes chez une femme qui nous présenta à deux autres. L’appartement délabré et percé à tous les vents était éclairé par une veilleuse ; on voyait un palmier par la fenêtre sans carreaux, et les deux femmes turques avaient des vêtements de soie brochés d’or. C’est ici qu’on s’entend en contrastes : des choses splendides reluisent dans la poussière.

Adieu, pauvre vieux bougre. Écris quelquefois à ma mère, et préviens-la dès que tu auras reçu de mes nouvelles. Nous t’embrassons. Pioche raide… Adieu ; mille tendresses.