Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0266

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Louis Conard (Volume 2p. 232-234).

266. À SA MÈRE.
Jérusalem, 20 août 1850.

Par le même courrier j’écris à Bouilhet. Je lui ai dit l’impression religieuse que m’avaient faite les saints lieux, c’est-à-dire impression nulle. Le proverbe arabe a raison : « Méfie-toi du hadji (pèlerin). » En effet on doit revenir d’un pèlerinage moins dévot qu’on n’était parti. Ce qu’on voit ici de turpitudes, de bassesses, de simonie, de choses ignobles en tout genre, dépasse la mesure ordinaire. Ces lieux saints ne vous font rien. Le mensonge est partout et trop évident. Quant au côté artistique, les églises de Bretagne sont des musées raphaélesques à côté.

Mais le pays, en revanche, me semble superbe, contre sa réputation. On ne dépense pas à la Bible ; ciel, montagnes, tournure des chameaux (oh ! les chameaux), vêtements de femmes, tout s’y retrouve. À chaque moment on en voit devant soi des pages vivantes. Ainsi, pauvre vieille, si tu veux avoir une bonne idée du monde ou je vis, relis la Genèse, les Juges et les Rois. Nous sommes revenus avant-hier de Jéricho, du Jourdain et de la mer Morte. Deux ou trois fois j’ai senti que la tête me partait. Nous avions une escorte de huit cavaliers ; nous faisions des courses au galop, à fond de train… sous un ciel outre-mer comme du lapis-lazuli, et puis… et puis tout le reste ! À Jéricho nous avons couché dans une forteresse turque, tout en haut, sur une terrasse. La lune brillait assez pour qu’on pût lire à sa clarté sans fatigue. Au pied du mur les chacals piaulaient ; autour de nous, sur des nattes, les soldats turcs déguenillés fumaient leurs pipes ou faisaient leurs prières. Le lendemain nous avons couché à Saint-Saba au milieu des montagnes, dans un couvent grec, plus fortifié qu’un château fort, de peur des Bédouins. Toute la nuit j’ai entendu leurs voix qui chantaient dans l’église et le tic-tac de l’horloge juchée tout en haut du couvent, sur un rocher.

Nous rapportons une quantité formidable de chapelets. Maxime en a particulièrement la rage. Il en achète partout, prétendant que ce sont des cadeaux qui font grand plaisir et qui ne coûtent pas cher [..]