Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0271

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Louis Conard (Volume 2p. 257-260).

271. À SA MÈRE.
Constantinople, 14 novembre 1850.

[..] Il y a beaucoup de choses du monde que, dans ta candeur, tu ignores, pauvre vieille. Moi qui deviens un très grand moraliste et qui, d’ailleurs, me suis toujours plongé à corps perdu dans ce genre d’études, j’ai soulevé pas mal de coins de rideau qui cachaient des turpitudes sans nombre. On apprend aux femmes à mentir d’une façon infâme. L’apprentissage dure toute leur vie. Depuis la première femme de chambre qu’on leur donne jusqu’au dernier amant qui leur survient, chacun s’ingère à les rendre canailles, et après on crie contre elles. Le puritanisme, la bégueulerie, la bigotterie, le système du renfermé, de l’étroit, a dénaturé et perd dans sa fleur les plus charmantes créations du bon Dieu. J’ai peur du corset moral, voilà tout. Les premières impressions ne s’effacent pas, tu le sais. Nous portons en nous notre passé ; pendant toute notre vie, nous nous sentons de la nourrice. Quand je m’analyse, je trouve en moi, encore fraîches et avec toutes leurs influences (modifiées il est vrai par les combinaisons de leur rencontre), la place du père Langlois, celle du père Mignot, celle de don Quichotte et de mes songeries d’enfant dans le jardin, à côté de la fenêtre de l’amphithéâtre. Je me résume : prends quelqu’un pour lui[1] apprendre l’anglais et les premiers éléments généraux. Mêle-toi de tout cela le plus que tu pourras toi-même, et surveille le caractère et le bon sens (je donne au mot l’acception la plus large) de la personne.

Je te parlais tout à l’heure d’observation morale. Je n’aurais jamais soupçonné combien ce côté est abondant en voyage. On s’y frotte à tant d’hommes différents que finalement on finit par connaître un peu le monde (à force de le parcourir). La terre est couverte de balles splendides. Le voyage a des mines de comique immenses et inexploitées. Je ne sais pourquoi personne jusqu’à présent n’a fait cette remarque qui me paraît bien naturelle. Et puis, c’est qu’on se déboutonne si vite, on vous fait des confidences si étranges ! Un homme voyage depuis un an et ne trouve personne à qui parler ; Il vous rencontre un soir dans un hôtel ou sous une tente ; on parle d’abord politique, puis on cause de Paris, puis le bouchon sort doucement, le vin s’épanche, et en deux heures voilà qu’on vide le reste jusqu’au fond, ou à peu près. Le lendemain, on se sépare, et l’on ne reverra jamais son ami intime de la veille au soir ; il y a même à cela souvent des mélancolies singulières.

Nous sommes venus sur le Lloyd avec un Américain, sa femme et son fils, de braves gens qui voyagent pour passer le temps. Le fils est un grand nigaud de 14 ans, rouge, muet, dégingandé et frénétique d’une lorgnette qu’il ne quitte pas. Le mari est un gros petit homme, gaillard, carré, gai. La femme, qui peut avoir 40 ans, parle français avec un petit accent très gentil ; figure impassible, blonde, robe de soie, beaucoup de cold cream, l’air très distingué et très gracieux. Pendant trois jours, j’ai travaillé scientifiquement ce ménage transatlantique (gens très comme il faut du reste) et voilà le résultat de mon travail. Le fils est ou sera prochainement mené chez les filles par le courrier de son papa, lequel courrier s’entend avec le drogman pour voler ses maîtres. Monsieur brutalise Madame qui se lave les yeux avant de se mettre à table. De plus, j’ai découvert que ce bon Américain est un affreux polisson qui chauffe une petite femme Grecque, épouse d’un drogman du Consulat et laquelle n’est pas digne de nouer les souliers de la lady Américaine. Le bonhomme évince son fils et sa femme pour avoir avec la fille des Grecs des entretiens mythologiques. Il la trimballe avec eux partout. Nous les avons trouvés ensemble aux derviches et dans les mosquées. L’autre soir nous marchions seuls avec lui dans la rue de Péra, quand a passé près de nous un affreux chapeau rose couvert d’un voile noir. L’Américain s’est arrêté sur ses talons et s’est écrié dans son menton : « Oh ! le petit fâme grec ! » Eh bien, est-ce qu’il n’y a pas dans tout cela de quoi rire et surtout de quoi beaucoup rêver ?

Nous avons visité le vieux sérail et les mosquées. Le sérail ne signifie pas grand’chose. Ce sont d’admirables appartements dans le plus beau point de vue du monde peut-être, mais ornés et meublés dans un goût déplorable. Toutes les vieilles rocamboles d’Europe dont on ne veut plus, on les repasse aux Turcs qui donnent là dedans avec la naïveté du barbare. À part la salle du Trône, merveilleuse, c’est le mot, tout le reste est de la petite musique.

J’ai vu les derviches hurleurs. J’y étais très préparé par tout ce que j’avais déjà vu au Caire ; aussi n’en ai-je été nullement étonné. Jeudi prochain nous y retournerons. Il se passera des choses gentilles ; on se passera dans le corps un tas d’instruments de supplice que nous avons vus accrochés aux murs. Mais je trouve que l’on ne vante pas assez les tourneurs. Rien n’est plus gracieux que de voir valser tous ces hommes avec leurs grands jupons plissés et leur figure extatique levée au ciel. Ils tournent sans s’arrêter pendant une heure environ. Un d’eux nous a affirmé que, s’il ne fallait pas tenir ses bras au-dessus de sa tête, il est capable de tourner pendant six heures de suite. Celui-là nous fait de temps à autre des visites. Nous lui donnons une bouteille d’eau-de-vie qu’il boit très bien, en sa qualité de musulman.


  1. Sa nièce Caroline.