Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0273

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Louis Conard (Volume 2p. 263-267).

273. À SA MÈRE.
Constantinople, 4 décembre 1850.

Sais-tu que tu finiras, chère vieille, par me donner une vanité démesurée, moi qui assiste à la décroissance successive de cette qualité qu’on ne me refuse généralement point. Tu me fais tant de compliments sur mes lettres que je crois que l’amour maternel t’aveugle tout à fait. Car il me semble, à moi, que je ne t’envoie que de bien fades lignes et surtout bien mal écrites. C’est comme celles que j’envoie à Bouilhet ; le cœur m’en soulève quand je les relis. Quant à toi, comme je sais que ce n’est pas la qualité mais la quantité qui t’importe, je t’en expédie le plus que je peux.

J’ai lu ton numéro 45 avant-hier, dans le bureau même du Directeur des Postes (qui est dans toutes les villes, qu’il soit Turc, Français ou Arabe, la personne avec laquelle je me mets tout d’abord le mieux possible). Grâce à mes bassesses, j’ai mes lettres trois heures avant tout le monde. On m’en a d’abord donné une du jeune Bouilhet qui m’a fort amusé, puis une de toi où je vois que tu vas bien ; c’est ce que m’assure de son côté mon ancien collaborateur. En fait de nouvelles que tu m’apprends, le mariage d’Eugénie m’a fait rire ; je suis vexé de ne pas assister à la noce. Tu sais mon goût pour les noces.

Je suis curieux de voir ce que tu auras décidé relativement à ton voyage d’Italie et si tu emmèneras la petite. Écris-moi à Athènes. Nous ne savons au juste quand nous partons de Constantinople, mais ce sera probablement d’ici à une quinzaine. Nous nous ruinons dans les villes ; tout notre voyage de Rhodes et d’Asie Mineure nous a moins coûté que douze jours passés à Smyrne, où nous n’avons pourtant rien acheté. Mais la vie européenne est exorbitante. Deux piastres, Madame ! deux piastres, (dix sols !) pour laver un col de chemise ; ainsi du reste. D’Athènes nous filerons probablement sur Patras, après avoir vu de la Grèce ce que nos moyens nous permettront, et ils ne nous permettront pas grand’chose. Et à Patras nous nous embarquerons pour Brindisi, d’où nous irons par terre jusqu’à Naples. Tel est notre plan. Sinon, il faudrait retourner à Malte, y faire cinq jours de quarantaine et quatre de libre pratique, et de Malte se rembarquer pour Naples, ce qui serait peu amusant, surtout pour Maxime qui redoute la mer. Quant à moi, j’y suis crâne. C’est, avec l’équitation, un talent que j’ai acquis en voyage, car je suis maintenant « aussi bon homme de cheval que de pied » comme M. de Montluc. Autre talent : j’entends très bien l’italien ; il y a du moins peu de choses qui m’échappent quand on ne le parle pas trop vite ; pour ce qui est de le parler, je baragouine quelques mots. Mais ce qui me désole, c’est le grec ; leur s. n. d. D. de prononciation est telle, que je reconnais à peine un mot sur mille. Le grec moderne est tellement mêlé de slave, de turc et d’italien, que l’ancien s’y noie ; et ajoutez à cela leurs polissonnes de lettres sifflées et avalées ! À Athènes je serai moins ébouriffé ; on y parle plus littérairement.

En fait de haute littérature, nous avons rencontré ici M. de Saulcy, membre de l’Institut et directeur du Musée d’Artillerie, qui voyage avec Édouard Delessert, le fils de l’ancien préfet de police, et toute une bande qui les accompagne. Dès le début, grande familiarité ; on retranche le monsieur ; questions de la plus franche obscénité, plaisanteries, bons mots, esprit français dans toute sa grâce. Nous leur avons conseillé de ne pas aller dans le Hauran, où infailliblement ils se seraient fait casser leurs gueules. Je crois que c’est un service que nous leur avons rendu là. Dès le lendemain nous étions devenus tellement amis que M. de Saulcy me tapait sur le ventre en me disant : « Ah ! mon vieux Flaubert. » C’est une connaissance, ou plutôt ce sont deux connaissances que je cultiverai plus tard. M. de Saulcy est celui qui a trouvé le moyen de lire le cunéiforme.

Nous dinons après-demain à l’ambassade chez le général[1]. Ce brave général néglige la tenue diplomatique ; dans l’intimité il donne de grands coups de poing dans le dos de Maxime en l’appelant sacré farceur.

J’ai cuydé crever de rire hier au théâtre, à la représentation d’un ballet : Le triomphe de l’Amour. Les danseuses pinçaient, aux yeux du public, un cancan effréné. La haute société, croyant que c’est le suprême bon ton, applaudissait à outrance. Les bons pachas étaient transportés. Il y avait des petites filles déguisées en amours qui lançaient des flèches, et un dieu Pan avec un pantalon de velours à bretelles. C’était bon.

Je viens de me promener à cheval, tout seul avec Stéphany, pendant trois heures. Il faisait très froid. Le ciel est pâle comme en France. Nous avons galopé sur des landes à travers champs. J’ai rejoint les eaux douces d’Europe où, dans l’été, les belles dames d’ici viennent marcher sur l’herbe avec leurs bottes de maroquin jaune. Il y avait à la place de promeneurs un troupeau de moutons qui broutaient, et les feuilles jaunies des sycomores tombaient au pied des arbres dans le palais d’été du grand sultan. Je suis revenu par Eyoub. Une mosquée est enfermée dans un jardin qui est plein de tombes drapées et enguirlandées de feuillage et de lierres. J’ai traversé l’interminable quartier juif et le Phanar, quartier des descendants des anciens empereurs Grecs. Puis, par le grand pont de bois et le Petit Champ des morts de Péra, je suis rentré à l’hôtel où le jeune Maxime écrit des lettres.

Je ne sais que rapporter au père Parain, et mon embarras est tel que je ne lui rapporte rien. Il choisira dans mes affaires à moi ce qui lui plaira le mieux. Pour le commun des amis, nous avons des pantoufles, des pipes, des chapelets, toutes choses qui font beaucoup d’effet et qui ne coûtent pas cher. Devenons-nous canailles, hein ? Les voyages instruisent la jeunesse.


  1. Le général Aupick, qui épousa, en secondes noces, la mère de Charles Baudelaire.