Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0284

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Louis Conard (Volume 2p. 311-313).

284. À LOUIS BOUILHET.
Rome, 4 mai 1851.

Après-demain je pars de Rome ; et d’une encore ! Je commençais à y bien vivre. On peut s’y faire une atmosphère complètement idéale et vivre à part, dans les tableaux et les marbres. J’en ai dévoré le plus que j’ai pu. Quant à l’antique, on est froissé d’abord de ne pas l’y rencontrer, et il est certain qu’il est considérablement étouffé. Comme ils ont gâté Rome ! Je comprends bien la haine que Gibbon s’est sentie pour le christianisme en voyant dans le Colisée une procession de moines ! Il faudrait du temps pour bien se reconstruire dans la tête la Rome antique, encrassée de l’encens de toutes les églises. Il y a des quartiers pourtant, sur les bords du Tibre, de vieux coins pleins de fumier, où l’on respire un peu. Mais les belles rues ! Monsieur ! Mais les étrangers ! Mais la semaine sainte et la via Condotti avec tous ses chapelets, tous ses faux camées, tous ses Saint-Pierre en mosaïque ! Il y a pour les touristes des magasins pleins de pierres du Forum arrangées en presse-papier pour mettre sur les bureaux. On a fait des porte-plume avec les marbres des temples. Tout cela agace bougrement les nerfs. Telle est la première impression que m’a produite Rome.

Quant à la Rome du XVIe siècle, elle est flambante. La quantité des chefs-d’œuvre est une chose aussi surprenante que leur qualité. Quels tableaux ! quels tableaux ! J’ai pris des notes sur quelques-uns. Oui, on y vivrait bien, à Rome, mais dans quelque rue du peuple. À force de solitude et de contemplation, on monterait haut comme mélancolie historique.

J’ai été hier soir à Tibur. J’ai passé devant la place de la villa d’Horace ; il y avait quatorze messieurs et dames, montés sur des ânes.

La campagne est magnifique, déserte et désolée, avec de grands aqueducs. Là on est bien.

J’en suis fâché, mais Saint-Pierre m’ennuie. Cela me semble un art dénué de but. C’est glacial d’ennui et de pompe. Quelque gigantesque que soit ce monument, il semble petit. Le vrai antique que j’ai vu fait du tort au faux. On a bâti ça pour le catholicisme, quand il commençait à crever, et rien n’est moins amusant qu’un tombeau neuf. J’aime mieux le grec, j’aime mieux le gothique, j’aime mieux la petite mosquée, avec son minaret lancé dans l’air comme un grand cri.

Quand on se promène dans le Vatican, on se sent en revanche pénétré de respect pour les papes. Quels messieurs ! Comme ils se sont arrangé leur maison ! Il y en a qui étaient vraiment des gens de goût.

Si tu me demandes ce que j’ai vu de plus beau à Rome, d’abord la Chapelle Sixtine de Michel-Ange. C’est un art immense, à la Gœthe, avec plus de passion. Il me semble que Michel-Ange est quelque chose d’inouï, comme serait un Homère shakespearien, un mélange d’antique et de moyen âge, je ne sais quoi. Il y a encore le torse du Vatican, un torse d’homme penché en avant, un dos, avec tous ses muscles ! Douze bonnes toiles dans différentes galeries et tout le reste…

Je suis amoureux de la Vierge de Murillo, de la galerie Corsini. Sa tête me poursuit et ses yeux passent et repassent devant moi comme des lanternes dansantes.

Demain j’irai pour toi faire un tour dans Suburre. Mais c’est à Pompéi que je t’ai regretté.

Adieu, vieux. Si tu peux, envoie-moi le plus de papier écrit possible. Surtout maintenant que je suis seul, ça me fera du bien. Tes lettres, en voyage, font partie de mon hygiène.