Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0361

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Louis Conard (Volume 3p. 79-85).

361. À LA MÊME.
Mercredi, 3 heures. [29 décembre 1852.]

Ah ! enfin ! voilà ta Paysanne bonne ; sois-en sûre. J’avais bien raison d’être sévère, j’étais convaincu que tu y arriverais. C’est maintenant irréprochable de dessin et virilement mené. (Je me représente M. de Fontanes, et toi Chateaubriand lors de la confection du discours du père Aubry ; mais nous y arriverons aussi, chère Muse). Il ne me reste plus que quelques critiques de détail et, je t’en conjure, fais-les, ne laisse rien passer ; ce sera une œuvre. Rappelle-toi toujours ce grand mot de Vauvenargues « la correction est le vernis des maîtres ». Mais avant d’aller plus loin, que je t’embrasse bien fort. Je suis bien content.

Tout ce début est excellent ; les chiens au mistral, magnifique ; le fanal, les hommes, etc., mais la confection de l’huile est trop longue, trop didactique. Quand nous allons venir aux petits détails, je te dirai où il faudrait l’arrêter.

L’invocation au moulin, charmante ; la description de Jean, bonne, mais gâtée par un tronçon de lyrisme intempestif et qui coupe l’action ou, plutôt, la narration. Quelques petites longueurs encore vers la fin de ce mouvement. L’épidémie et l’occasion de le faire fossoyeur, bonnes sauf quelques expressions. La fin, parfaite ou à peu de choses près. Venons maintenant à la critique de mots et je vais être, selon ma coutume, impitoyable. Cela me réussit trop bien pour que je change de système. Sais-tu que tu me donnes de l’orgueil, pauvre cœur aimé, en te voyant d’après mes conseils faire de belles choses. Voyons, travaillons et pas de tendresse. J’ai envoyé promener le grec pour être tout à toi cet après-midi[1].

1, 2. — Il faut choisir. C’est trop de deux sur. C’est peut-être le premier qui est à enlever ?

Sur la paroi du fond est, peut-être, un peu commun ? Vois ; en tout cas ces deux sur font un mauvais effet, rapprochés.

3. — Charmant, charmant.

4. — À la forte ; dans le vers précédent, au cylindre de pierre. Ces répétitions donnent toujours l’air mal écrit et c’est ici que commencent les longueurs. Cette description fort bien faite d’ailleurs, si ce n’est le dernier vers qui est dur et lourd. « Aux visiteurs, etc. » est didactique en diable ; on voit que l’auteur a voulu nous apprendre comment on faisait [l’huile] d’olive. Il n’y a pas de raison pour que ça s’arrête. Pourtant comme il y a dedans d’excellents vers-images, tâche de les conserver (je vais les marquer par des lettres) en resserrant tout ; et n’aie souci, dans ce travail, de la vérité chronologique de la fabrication. Saute sur des détails, peu importe. Le lecteur ici ne te demande pas d’être exact. Les lacunes de faits lui sont indifférentes. C’est trop long, pour sûr. On ne sait où tu veux en venir et ton mouvement lyrique « ô moulin » est d’ailleurs une description en soi et c’est là ce qu’il a de bon.

5. — Flamme de tes grands feux de branches d’olivier ; des régimes qui se régissent, mauvais et lent. (Si tu savais en ce moment le mal que j’ai pour arranger cette phrase : la vignette d’un prospectus de parfumerie !)

6. — Trop de leurs ; choisis la place pour mettre des le ou des un.

7. — Bon vers ; mais il y a là une chute dont je ne me rends pas compte, et comme un trou où l’on tombe. Cela vient-il de la rime à épaulette (peu bonne d’ailleurs) qui est trop haut, ou de ce que la description s’arrête court sur un petit détail ? Mais il y a certainement là une défectuosité quelconque. C’est délicat, mais ça est.

8. — Il est si las qu’il tombe de faiblesse, banal. Du reste ce il entre les deux on est bien lent de coupe. De ces quatre vers no 8, il faut tâcher de lier davantage les deux premiers.

9 — Jean n’avait pas péri dans Sarragosse ; c’est évident, puisque nous le voyons là (on n’y pense plus à Sarragosse, sois-en sûre), et ce vers fait presque rire par sa naïveté. Et puis qu’est-ce que c’est que ce commencement de mouvement lyrique qui n’aboutit à rien ? Dans le premier manuscrit au moins il avait une suite et ça se comprenait. Fais-en le sacrifice complet, crois-moi, et vois avec quelle ampleur ton récit reprendrait si tu arriverais [sic] de suite, beaucoup plus bas ainsi… « Qui reconnaît Jean ? il revenait du fond de la Russie » et, au lieu du mouvement lyrique « revoir, etc. », je parlerais de son voyage, couchant dans les granges, marchant, passant parmi des populations qu’il ne comprend pas. Quelque chose d’assez funèbre, cette marche sur les steppes neigeuses, avec le soleil de Provence dans le cœur. Une analyse donc et non pas un mouvement ; mais pas bien long et j’arriverais à (10) « il arriva ».

11 — Le terme d’un voyage qui voit un vieillard, tournure trop pohêtique et recherchée.

12 — Bon ; mais prends garde, tu as plusieurs de ces comme, ainsi employés après un verbe.

13 — Plus un ami, plus un toit familier ; pas de toit familier ? Pour éviter la répétition de mots. Celle d’idée et de coupe subsisterait ; ainsi c’est ne rien retirer.

14 — Il erre, détestable ; les quatre vers qui suivent, vulgaires d’expression. Un peu de bon tabac ; le vieux grognard conduire le bétail ; nous avons troupier plus haut, c’est bien assez. Il faut être délicat en tout.

15 — Bon.

16 — Tout ce hameau, tout le hameau.

17 — Morne, mauvais.

18 — Au lieu de suc, je mettrais :

Le vin manquait aux grappes de la vigne ??


Ce serait peut-être outré de poésie, mais à coup sûr moins sec. Ne dit-on pas du reste : du vin en pilules ?

19 — Ceci rentre dans mon domaine et M. Homais, pharmacien à Yonville-l’abbaye, ne dirait pas mieux. Ce n’est pas la peine d’être poëte pour parler le langage d’un donneur de lavements.

20 — Pompeux, voltairien et qui ferait claquer d’applaudissements une salle de spectacle. C’est un vers de tragédie parmi de bons vers de poésie. Retranche-moi donc ce canton-là, où la vie n’est pas.

21 — Pauvre engeance, atroce.

22 — Quel dommage qu’on ne puisse mettre

L’avaient rompu à ce sombre métier


En tout cas il faut un plus-que-parfait. Le présent, qui revient là pour un vers, ralentit, puisque le commencement de la phrase est à l’imparfait. De même qu’il faut enlever Jean, mot dit plus haut,

« Jean vint s’offrir ». Ces répétitions du sujet par le même mot alanguissent le style.

23 — Ce comme là, dont je comprends l’intention, est lourd néanmoins. Si tu pouvais mettre quelque chose qui brille, exprimer un éclat quelconque en rapport avec luire. Tout ce qui suit est bon.

Ainsi, il n’y a donc d’important que l’exposition narrative du voyage de Jean, avec ce qu’il pensait pendant ce voyage, et tu arrives naturellement (passant du désir à la réalisation) à son arrivée.

Arrange-donc bien la mort de Jeanneton.

Refais toutes les corrections indiquées précédemment et celles-ci, et renvoie-nous un manuscrit bien lisible. Il est probable que nous y trouverons encore à redire, mais ce sera la dernière revision. Tu auras au moins une bonne chose, une œuvre écrite et émouvante, durable et tienne. Ce conte est d’une originalité saisissante. Je le crois destiné à un succès populaire et artistique ; il a les deux côtés. Patience donc, patience et espoir ! Qu’importent nos ennuis, nos défaillances, la lenteur d’exécution et le dégoût de l’œuvre ensuite, si nous sommes toujours en progrès ! Si nous montons, qu’importe le but ! Si nous galopons, qu’importe l’auberge ! Ce perpétuel malaise n’est-il pas une garantie de délicatesse, une preuve de foi ! Quand on a seulement exécuté la moitié de son idéal, on a fait du beau, pour les autres du moins, si ce n’est pour soi-même.

Nous ne nous verrons pas, ma pauvre chérie, avant la fin de janvier au plus tôt : ma Bovary va si lentement ! Je ne fais pas quatre pages dans la semaine et j’ai encore du chemin avant d’arriver au point que je me suis fixé, quoique j’anticipe toujours dessus. Ainsi j’en suis maintenant à l’endroit que je m’étais fixé au mois d’août pour notre première rencontre, qui a eu lieu au mois de novembre. Vois ! Et je veux pourtant avancer et ne pas encore y passer tout l’hiver prochain. Quelles pyramides à remuer, pour moi, qu’un livre de 500 pages !

Adieu, bon courage, je t’embrasse avec toutes mes tendresses.

Ton Gustave.

  1. Pour suivre ces corrections, voir le texte à l’Appendice.