Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0386

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Louis Conard (Volume 3p. 180-185).

386. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mardi soir, 1 heure après minuit
[26-27 avril 1853].

Il est bien tard, je suis très las. J’ai la gorge éraillée d’avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma coutume exagérée. Qu’on ne dise pas que je ne fais point d’exercice. Je me démène tellement dans certains moments que ça me vaut bien, quand je me couche, deux ou trois lieues faites à pied. Quelle singulière mécanique que l’homme ! Quoique je n’aie rien à te dire, je voudrais bien pourtant t’emplir ces quatre pages, pauvre Muse, bonne et belle amie. Ah ! si ! J’ai quelque chose à te dire, c’est que ma Bovary n’avançant qu’à pas de tortue, je renonce à remettre à la fin du mouvement qui m’occupe notre entrevue à Mantes. Nous nous verrons dans quinze jours au plus tard. Je veux seulement écrire encore trois pages au plus, en finir cinq que j’écris depuis l’autre semaine, et trouver quatre ou cinq phrases que je cherche depuis bientôt un mois. Mais quant à attendre que j’en sois à la fin de cette première partie de la deuxième, j’en aurais, en travaillant bien, pour jusqu’à la fin du mois de mai. C’est trop long ! Ainsi la lettre que je t’écrirai à la fin de la semaine prochaine te dira positivement le jour de notre rendez-vous. Tâche de te bien porter et de m’apporter ce que tu as fais du plan de ton drame, ainsi que le poème de l’Acropole tel qu’il a été envoyé à l’Académie. J’ai passé tantôt presque une heure à fouiller partout pour retrouver la lettre du Gagne[1] : (peine perdue). Mais j’ai retrouvé les Fantômes. Je suis sûr de l’avoir (la lettre de Gagne), mais j’ai un tel encombrement de lettres dans mes tiroirs et de paperasses dans mes cartons, que c’est le diable quand il faut chercher quelque chose que je n’ai point classé. Si tu veux, je recommencerai et je suis sûr que je la retrouverai. Jamais je ne jette aucun papier ; c’est de ma part une manie. L’année prochaine, quand B[ouilhet] ne sera pas là, je consacrerai mes dimanches à ce grand rangement qui sera à la fois très triste et très amusant, très pénible et assez sot. À propos de lettre, j’en ai reçu une de D[u Camp] (à l’occasion d’une chose égarée de voyage, que je lui demandais) des plus aimables, cordiale, dans le ton de l’amitié. Il m’annonce que les vers de B[ouilhet] doivent paraître dans le prochain numéro, seuls pour les mieux faire valoir, etc. (?). Comme je ne tiens aucun compte de ses sentiments favorables ou malveillants, je ne me creuserai pas la tête à chercher d’où vient ce revirement momentané.

Et toi, es-tu remise ? Comment vas-tu ? Je m’attends demain ou après-demain à avoir la Paysanne. Combien ton avoué demande-t-il de dommages-intérêts dans l’affaire Barba ? Es-tu sûre de gagner et que ce ne soit des frais perdus ?

Ce bon père Béranger ! Je crois que la Paysanne le syncopera un peu. Voilà de la poésie peuple comme ce bourgeois n’en a guère fait. Il a les pattes sales, Béranger ! Et c’est un grand mérite en littérature que d’avoir les mains propres. Il y a des gens (comme Musset par exemple) dont ç’a été presque le seul mérite, ou la moitié de leur mérite pour le moins. Les poètes sont d’ailleurs jugés par leurs admirateurs, et tout ce qu’il y a de plus bas en France, comme instinct poétique, depuis trente ans s’est pâmé à Béranger. Lui et Lamartine m’ont causé bien des colères par tous leurs admirateurs. Je me souviens qu’il y a longtemps, en 1840, à Ajaccio, j’osai soutenir seul, devant une quinzaine de personnes, c’était [chez] le préfet, que Béranger était un poète commun et de troisième ordre. J’ai paru à toute la société, j’en suis sûr, un petit collégien fort mal élevé. Ah ! Les gueux ! les gueux ! Quel horizon !… Cela donnait le cauchemar à mon pauvre Alfred. La postérité, du reste, ne tarde pas à cruellement délaisser ces gens-là qui ont voulu être utiles et qui ont chanté pour une cause. Elle n’a souci déjà, ni de Chateaubriand avec son Christianisme renouvelé, ni de Béranger avec son philosophisme libertin, ni même bientôt de Lamartine avec son humanitarisme religieux. Le Vrai n’est jamais dans le présent. Si l’on s’y attache, on y périt.

À l’heure qu’il est, je crois même qu’un penseur (et qu’est-ce que l’artiste si ce n’est un triple penseur ?) ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale. Le doute absolu maintenant me paraît être si nettement démontré que vouloir le formuler serait presque une niaiserie. B[ouilhet] me disait, l’autre jour, qu’il éprouvait le besoin de faire l’apostasie publique, écrite, motivée, de ses deux qualités de chrétien et de Français, et de foutre, après, son camp de l’Europe pour ne plus jamais en entendre parler, si c’était possible. Oui, cela soulagerait de dégueuler tout l’immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu’à la gorge. Quelle est la cause honnête, je ne dis pas à vous enthousiasmer, mais même à vous intéresser, par le temps qui court ? Comme tu as, toi, dépensé du temps, de l’énergie dans toutes ces bêtises-là ! Que d’amour inutile ! Je t’ai connue démocrate pure, admiratrice de G. Sand et Lamartine. Tu ne faisais pas la Paysanne dans ce temps-là ! Soyons nous, et rien que nous. « Qu’est-ce que ton devoir ? L’exigence de chaque jour ». Cette pensée est de Goethe. Faisons notre devoir, qui est de tâcher d’écrire bien. Et quelle société de saints serait celle où seulement chacun ferait son devoir !

Je lis du Montaigne maintenant dans mon lit. Je ne connais pas de livre plus calme et qui vous dispose à plus de sérénité. Comme cela est sain et piété ! Si tu en as un chez toi, lis de suite le chapitre de Démocrite et Héraclite et médite le dernier paragraphe. Il faut devenir stoïque quand on vit dans les tristes époques où nous sommes.

Pourquoi, l’autre nuit, celle d’hier, ai-je rêvé que j’étais à Thèbes, en Égypte, avec Babinet, et que nous galopions tous les deux comme deux lapins pour fuir trois énormes lions que Babinet élevait par curiosité ? Au moment où il me disait : « Il n’y a que moi à Paris pour avoir de ces idées-là », les trois grosses bêtes se sont mises à nous poursuivre. Je vois encore les basques de l’habit du père Babinet volant au vent dans notre fuite, et la couleur du sable où nous filions comme sur des patins.

J’ai une tirade de Homais sur l’éducation des enfants (que j’écris maintenant) et qui, je crois, pourra faire rire. Mais moi qui la trouve très grotesque, je serai sans doute fort attrapé, car pour le bourgeois c’est profondément raisonnable.

Adieu, bonne Muse, à bientôt. Nous aurons là deux ou trois bons jours ; j’en ai besoin. Je ne sais combien de millions il faudrait me donner pour recommencer ce sacré roman ! C’est trop long pour un homme que cinq cents pages à écrire comme ça ; et quand on en est à la 240e et que l’action commence à peine ! Encore adieu, mille baisers sur toutes les lèvres.

À toi. Ton G.

  1. Voir lettre no 345.