Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0405

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Louis Conard (Volume 3p. 258-266).

405. À LOUISE COLET.
Croisset, samedi minuit [2 juillet 1853].

Enfin ! une lettre du Grand Crocodile ! Mais j’ai mille choses à te dire et je vais les énumérer de suite pour me les rappeler : 1o lui, le suprême alligator, qui est là-bas dans ses ondes amères ; puis la Revue de Paris où il n’y a rien, Dieu merci ; cet article de Castille, le jeune Maxime, Pelletan, ma Bovary, et enfin toi, chère amie, que je réserve pour la fin comme étant le meilleur sujet à s’étendre ; passe-moi le calembour.

Je commençais à être inquiet de cet envoi qui n’arrivait pas ; mais je l’ai reçu intact et avec le bon timbre. Y était inclus à mon adresse un billet charmant et point poseur, ce qui m’a étonné, avec son portrait vu de profil. Je crois que le fils a une rage de portraits et que c’est là un moyen de les placer. N’ayant pas de modèles, il fait son père à satiété (comme Edma va être heureuse !). N’importe, c’est bien gracieux pour moi et je le garde précieusement. Comme cela m’aurait rendu fou, jadis ! J’ai lu ta lettre ; je vois qu’il ne rêve qu’à ça. C’est un tort ; il devrait faire autre chose. Il va finir par s’ankyloser dans cette haine ! Les satires personnelles passent, comme les personnes. Pour durer, il faut s’attaquer au durable. Tu feras bien de m’envoyer la réponse de suite. J’ai une occasion prochaine et sûre avant la fin de la semaine.

J’ai ouvert ce matin, je l’avoue, la Revue de Paris d’abord et j’ai feuilleté avidement cet article de Castille. Ce qu’il dit du Philosophe est même modéré en comparaison de la manière dont il a traité les autres. Mais quel imbécile, quel médiocre et envieux coco ! Toujours les faibles préférés aux forts. À propos de Thiers, il lui reprochait d’aimer mieux Danton que Robespierre. À propos de Carrel, il grandit Girardin et reproche au premier d’avoir fait travailler les ouvriers du National à des heures indues. Aujourd’hui, c’est Chateaubriand insulté et Lamennais vanté. M. Auguste Comte (auteur de La philosophie positive, lequel est un ouvrage profondément farce, et qu’il faut même lire pour cela, l’introduction seulement, qui en est le résumé ; il y a, pour quelqu’un qui voudrait faire des charges au théâtre, dans le goût aristophanesque, sur les théories sociales, des californies de rire), pour Auguste Comte, dis-je, il est tout miel et tout sucre, tandis que le Philosophe est malmené. De son analyse de Locke pas un mot, ni de ses travaux sur la philosophie ancienne, rien, etc. Tout est du même tonneau. Un coup de patte en passant à Jouffroy, parce que Jouffroy est mal vu du Constitutionnel pour avoir été bien vu de Mignet, lequel l’est mal du gouvernement. C’est charmant, cette série de ricochets ! Et enfin, comme couronnement de l’œuvre, Proudhon, un très grand écrivain et plus fort que Voltaire ! Oh ! que le père Babinet a raison de souhaiter la fin du monde ! Comme il est bien ce billet du bon père Babinet avec tout son débraillé, ses phrases rajoutées aux angles, ce gros mot triste suivi de trois points d’exclamation ! Ce petit bout d’écrit mal écrit, mais plein de fond et de caractère, m’a charmé. Les mignardises d’Edma et son beau langage ne m’impressionnent pas autant.

L’introduction aux photographies a 25 à 26 pages in-folio, dont il n’y en a pas trois de Du Camp. Tout est extrait de Champollion-Figeac (volume de l’Univers pittoresque) et de Lepsius, mais cité entre guillemets ; réparation. Cela sent un peu trop la commande, le livre bâclé. C’est Gide sans doute qui aura exigé un texte ; il lui en aura fourré un tel quel. Voilà comme ce malheureux garçon se respecte. En revanche, il craint de se compromettre en entrant dans un café à minuit. Tu sais l’anecdote qui m’est arrivée à ce sujet avec lui et Turgan, autre grand homme. N’importe, je suis content que ton nom et même aucune allusion n’aient paru. Ce dernier numéro[1] est d’un faible complet. Il y a un poème du marquis du Belloy que je n’ai pu achever, et pourtant je suis un intrépide lecteur. Quand on a avalé du saint Augustin autant que moi, et analysé scène par scène tout le théâtre de Voltaire, et qu’on n’en est pas crevé, on a la constitution robuste à l’endroit des lectures embêtantes. Il signe marquis, ce monsieur ! Marquis, c’est possible ; mais ce sont des vers de perruquier !

Comme l’article de Pelletan est bête ! J’en ai été (ceci n’est pas une façon de parler) plus indigné que de celui d’Énault. Que nos ennemis disent du mal de nous, c’est leur métier ; mais que les amis en disent du bien sottement, c’est pis. Il avait à faire un article sur un poème et c’est de cela d’abord qu’il s’inquiète le moins. Il se prélasse à faire des phrases, prend toute la place pour lui, copie deux passages, bavache un éloge et signe. Ô critiques ! éternelle médiocrité qui vit sur le génie pour le dénigrer ou pour l’exploiter ! race de hannetons qui déchiquetez les belles feuilles de l’Art ! Si l’Empereur demain supprimait l’imprimerie, je ferais un voyage à Paris sur les genoux et j’irais lui baiser le cul en signe de reconnaissance, tant je suis las de la typographie et de l’abus qu’on en fait. Échignez-vous donc à faire un paysage ; mettez « cette hirondelle qui vient battre de son vol le front de Jeanneton mourante, etc. » Tout cela, traduit et vanté par un ami, s’appellera « la Parque implacable » ; la Parque pour dire la mort ! Et c’est un gaillard du progrès qui s’exprime ainsi, un citoyen qui dénigre l’antiquité ! Comme c’est peu senti, cet article ! Pas un mot de l’Art, de la forme en soi, des procédés d’effet. Quelle sacrée canaille ! J’écume ! Tous ces gens forts (voilà encore un mot : homme fort !), ces farceurs à idées donnent bien leur mesure lorsqu’ils se trouvent en face de quelque chose de sain, de robuste, de net, d’humain. Ils battent la campagne et ne trouvent rien à dire. Ah ! ce sont bien là les hommes de la poésie de Lamartine en littérature et du gouvernement provisoire en politique : phraseurs, poseurs, avaleurs de clair de lune, aussi incapables de saisir l’action par les cornes que le sentiment par la plastique. Ce ne sont ni des mathématiciens, ni des poètes, ni des observateurs, ni des faiseurs, ni même des exposeurs, des analysateurs. Leur activité cérébrale, sans but ni direction fixe, se porte, avec un égal tempérament, sur l’économie politique, les belles-lettres, l’agriculture, la loi sur les boissons, l’industrie linière, la philosophie, la Chine, l’Algérie, etc., et tout cela au même niveau d’intérêt. « C’est de l’art aussi », disent-ils, et tout est art. Mais à force de voir tant d’art, je demande où sont les Beaux-Arts ? Et voilà les gaillards qui nous jugent ! Ce n’est rien d’être sifflé, mais je trouve être applaudi plus amer.

Continue, bonne, chère et grande Muse, sans t’inquiéter des Énault ni des Pelletan. Si cet article fait du bien à la vente, tant mieux. Mais n’y a-t-il donc pas un coin sur la terre où l’on aime le Vrai pour le Vrai, le Beau pour le Beau, où l’enthousiasme s’accepte sans honte et pour le seul plaisir d’en jouir, comme d’une volupté où l’idée vous convie ?

Tu verras, si Jourdan tient sa promesse, que la rengaine de la femme s’y trouvera. C’est matière à Saint-Simonisme. D’abord j’en veux à Pelletan, pour ce titre si prétentieux. C’est passer à tes vers une robe de pédagogue. Cela sent l’école, la doctrine, le parti ; et ce qu’il y a précisément de fort dans la Paysanne, c’est que c’est l’histoire du « caporal et de sa payse », rappelle-toi cela. Je ne sais si j’aurais eu le toupet de mettre un pareil titre (plus ambitieux selon moi que l’autre), mais c’était le vrai. Tu as condensé et réalisé, sous une forme aristocratique, une histoire commune et dont le fond est à tout le monde. Et c’est là, pour moi, la vraie marque de la force en littérature. Le lieu commun n’est manié que par les imbéciles ou par les très grands. Les natures médiocres l’évitent ; elles recherchent l’ingénieux, l’accidenté. Sais-tu que si tes autres contes sont à la hauteur de celui-là, réunis en volume ça fera un bouquin ? Quel exemplaire doré sur tranche je me promets ! Il me tarde bien de voir ta Servante ! Tu me dis que tu dois aller à la Salpêtrière pour cela. Prends garde que cette visite n’influe trop. Ce n’est pas une bonne méthode que de voir ainsi tout de suite, pour écrire immédiatement après. On se préoccupe trop des détails, de la couleur, et pas assez de son esprit, car la couleur dans la nature a un esprit, une sorte de vapeur subtile qui se dégage d’elle, et c’est cela qui doit animer en dessous le style. Que de fois, préoccupé ainsi de ce que j’avais sous les yeux, ne me suis-je pas dépêché de l’intercaler de suite dans une œuvre et de m’apercevoir enfin qu’il fallait l’ôter ! La couleur, comme les aliments, doit être digérée et mêlée au sang des pensées.

Demain je lis à B[ouilhet] 114 p. de la B[ovary], depuis 139 jusqu’à 151. Voilà ce que j’ai fait depuis le mois de septembre dernier, en 10 mois ! J’ai fini cet après-midi par laisser là les corrections, je n’y comprenais plus rien ; à force de s’appesantir sur un travail, il vous éblouit ; ce qui semble être une faute maintenant, cinq minutes après ne le semble plus ; c’est une série de corrections et de recorrections des corrections à n’en plus finir. On en arrive à battre la breloque et c’est là le moment où il est sain de s’arrêter. Toute la semaine a été assez ennuyeuse et, aujourd’hui, j’éprouve un grand soulagement en songeant que voilà quelque chose de fini, ou approchant ; mais j’ai eu bien du ciment à enlever, qui bavachait entre les pierres, et il a fallu retasser les pierres pour que les joints ne parussent pas. La prose doit se tenir droite d’un bout à l’autre, comme un mur portant son ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la perspective, ça fasse une grande ligne unie. Oh ! si j’écrivais comme je sais qu’il faut écrire, que j’écrirais bien ! Il me semble pourtant que dans ces 114 pages il y en a beaucoup de raides et que l’ensemble, quoique non dramatique, a l’allure vive. J’ai aussi rêvassé à la suite. J’ai une baisade qui m’inquiète fort et qu’il ne faudra pas biaiser, quoique je veuille la faire chaste, c’est-à-dire littéraire, sans détails lestes, ni images licencieuses ; il faudra que le luxurieux soit dans l’émotion.

Je ne sais hier par quelle fantaisie, venant d’achever le Troïle et Cresside de Shakespeare, j’ai pris son article dans la Biographie universelle, quoique je susse parfaitement que je n’y trouverais rien de neuf, attente qui n’a pas été trompée. L’article est de Villemain. Il faut lire ça pour s’édifier sur la hauteur de vues littéraires du monsieur, quoiqu’il admire Shakespeare ; mais c’est là le déplorable, ces admirations-là ! Il lui préfère Sophocle et les consacrés. Sais-tu comment il parle de Ronsard ? « La diction grotesque de Ronsard » ; allez donc ! « Ô triste ! », comme dit Babinet. « Triste ! excepté la belle poésie ». Oui, mais pourquoi ces gaillards-là s’en mêlent-ils ? Que c’est beau, Troïle et Cresside !

Sais-tu que tu m’as écrit jeudi une lettre brûlante et qui m’a porté sur les sens ? Ô cher volcan, que je t’aime et comme je pense à toi, va ! Si tu savais combien de fois je te regarde travaillant sur ta petite table, dans ton cabinet, et avec quelle impatience j’aspire à l’époque où nous serons réunis ! À cause de toi, Paris, comme à dix-huit ans, me semble un lieu enviable. Comme mon jeune homme de mon roman, « je me meuble dans ma tête mon appartement ». Je n’y rêve pas, comme lui, une guitare accrochée au mur. Mais à sa manière, et d’une façon plus nette, j’y entrevois une figure souriante qui se penche sur mon épaule. Patience, pauvre chérie ! Ce n’est plus maintenant qu’une question de mois et non d’années. C’est encore un hiver à passer, deux ou trois rendez-vous à Mantes, quelques pages à écrire. Comme je vais être seul cette année, quand tu m’auras pris mon pauvre Bouilhet ! Tu peux penser comme j’aurai envie d’aller vous rejoindre !

Je ne t’entretiens jamais des affaires domestiques, mais c’est bien bête en effet. C’est bon du reste sous le rapport du grotesque. 1o Ma mère vient de découvrir que son jardinier la vole comme dans un bois. Nous seuls n’avons pas de légumes dans le village, parce que le village vit un peu à nos dépens. On vend les fleurs à Rouen, on en embarque des bouquets par le vapeur. Vois-tu la balle du jardinier « faisant son beurre » chez le bourgeois et le bourgeois pas content ? 2o L’institutrice était d’un caractère si rogue, fantasque et brutal, elle malmenait tellement l’enfant qu’on la remercie ; elle s’en va. 3o Nous avons découvert, par hasard, que mon frère, cet hiver, avait donné une soirée à des têtes sans nous en parler, pour ne pas nous inviter (ils viennent ici tous les dimanches). Est-ce bon, ça ? Tu peux juger par là de l’empressement qui nous entoure, ma mère et moi. Mais ces braves gens (peu braves gens), qui sont la banalité même, ne comprennent guère et n’aiment guère conséquemment les non-ordinaires. N’importe comment, jouis-je de peu de considération dans mon pays et dans ma famille ! ça rentre au reste dans toutes les biographies voulues, dans la règle. Adieu, mille tendresses et caresses. Baisers partout.

Ton G.

  1. Revue de Paris, 1er juillet.