Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0423

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 3p. 329-333).

423. À LOUISE COLET.
[Croisset] Vendredi soir, 2 septembre, 9 heures.

Nous voilà revenus un jour plus tôt. Comme il n’y avait point de vapeur du Havre pour Rouen le 3, nous avons cette nuit couché à Honfleur. Dès 6 heures il a fallu se lever et à midi et demi nous étions rentrés.

Ce n’est pas sans un certain plaisir que je me retrouve à ma table, quoique j’aie été fort triste à Trouville, la veille de mon départ. Il me semblait (et à raison, je crois) que j’y avais été médiocre, que je n’avais pas assez reniflé, aspiré, regardé. La mer, ce jour-là, était plus belle encore, toute bleue, et le ciel aussi. Enfin !

J’ai rangé mes affaires avec cette activité de sauvage qui me distingue. Tout, pendant mon absence, avait été brossé, ciré, verni (jusqu’à mes pieds de momie que mon domestique a jugé convenable de badigeonner avec de la gomme). Et j’avoue que j’ai retrouvé mon tapis, mon grand fauteuil et mon divan avec charme. Ma lampe brûle, mes plumes sont là. Ainsi recommence une autre série de jours pareils aux autres jours. Ainsi vont recommencer les mêmes mélancolies et les mêmes enthousiasmes isolés.

Je me suis précipité sur les deux numéros de la Revue. Rien de Bouilhet dans aucun. Je crois que ses prévisions étaient justes et qu’il y a brouille, ou du moins grand refroidissement. Rien sur la Paysanne. J’en étais sûr. Ç’aura dû être pour l’article de Jourdan comme ç’a été pour celui de Melaenis. Quant à ce qu’on dit de Leconte, c’est tellement insignifiant, en bien ou en mal, tellement banal et bête que je ne sais s’il y a mauvaise intention. Au reste, j’ai lu l’article fort légèrement. Je le reverrai. Ils ont fait, cependant, une bonne citation.

La vue d’un journal maintenant, et de celui-là entre autres, me cause presque un dégoût physique. Je m’y réabonne encore pour un an parce qu’ils ont augmenté leur prix et pour n’avoir pas l’air de… Mais je jure bien, par le Styx, que c’est la dernière fois.

La dernière fois que j’étais venu de Honfleur à Rouen par bateau, c’était en 47, en revenant de Bretagne avec Maxime. Nous avions couché aussi à Honfleur. Il faisait un temps pareil, pluie et froid. Sur le vapeur il y avait deux musiciennes qui chantaient du Loïsa Puget. Aujourd’hui un maigre guitariste miaulait une chanson où il y avait

… bâtard more
… rives du Bosphore.


Est-ce drôle ? Et en regardant défiler les coteaux, au son des cordes qui grinçaient, de la voix qui chevrotait et des roues battant l’eau, je remontais, dans ma pensée, tout ce qui a coulé, coulé.

Hier, nous sommes partis de Pont-l’évêque à 8 h ½ du soir, par un temps si noir qu’on ne voyait pas les oreilles du cheval. La dernière fois que j’étais passé par là, c’était avec mon frère, en janvier 44, quand je suis tombé, comme frappé d’apoplexie, au fond du cabriolet que je conduisais et qu’il m’a cru mort pendant 10 minutes. C’était une nuit à peu près pareille. J’ai reconnu la maison où il m’a saigné, les arbres en face (et, merveilleuse harmonie des choses et des idées) à ce moment-là même, un roulier a passé aussi à ma droite, comme lorsqu’il y a dix ans bientôt, à 9 heures du soir, je me suis senti emporté tout à coup dans un torrent de flammes…

Rien ne prouve mieux le caractère borné de notre vie humaine que le déplacement. Plus on la secoue, plus elle sonne creux. Puisque, après s’être remué, il faut se reposer ; puisque notre activité n’est qu’une répétition continuelle, quelque diversifiée qu’elle ait l’air, jamais nous ne sommes mieux convaincus de l’étroitesse de notre âme que lorsque notre corps se répand. On se dit : « Il y a dix ans j’étais là », et on est là, et on pense les mêmes choses, et tout l’intervalle est oublié. Puis il vous apparaît, cet intervalle, comme un immense précipice où le néant tournoie. Quelque chose d’indéfini vous sépare de votre propre personne et vous rive au non-être. Ce qui prouve peut-être que l’on vieillit, c’est que le temps, à mesure qu’il y en a derrière vous, vous semble moins long. Autrefois, un voyage de six heures en bateau à vapeur (en pyroscaphe, comme dirait le pharmacien) me paraissait démesuré ; j’y avais des ennuis abondants. Aujourd’hui, ça a passé en un clin d’œil. J’ai des souvenirs de mélancolie et de soleil qui me brûlaient tout, accoudé sur ces bastingages de cuivre et regardant l’eau. Celui qui domine tous les autres est un voyage de Rouen aux Andelys avec Alfred (j’avais seize ans). Nous avions envie de crever, à la lettre. Alors, ne sachant que faire, et par ce besoin de sottises qui vous prend dans les états de démoralisation radicale, nous bûmes de l’eau-de-vie, du rhum, du kirsch et du potage (c’était un riz au gras). Il y avait sur ce bateau toutes sortes de beaux messieurs et de belles dames de Paris. Je vois encore un voile vert que le vent arracha d’un chapeau de paille et qui vint s’embarrasser dans mes jambes. Un monsieur en pantalon blanc le ramassa… Elle était à Trouville, la femme d’Alfred, avec son nouveau mari. Je ne l’ai pas vue.

Dès lundi je me livre à une Bovary furibonde. Il faut que ça marche, et bien ! Ce sera ! Et toi, bonne chère Muse, où en est la Servante ? Tu as bien raison d’y être longtemps. Parle-moi de ta santé. Tes vomissements t’ont-ils reprise ? Et permets-moi, à ce propos, un petit conseil que je te supplie de suivre. Je crois ton habitude, de ne boire que de l’eau, détestable. Mon frère m’a soutenu, il y a quelque temps, que dans notre pays c’était une cause souvent de cancers à l’estomac. Cela peut être exagéré. Mais tout ce que je sais, c’est que mon père, qui était un maître homme dans son métier, préconisait fort la purée septembrale, comme disait ce vieux Rabelais. Sois sûre que dans un climat où l’on absorbe tant d’humidité, s’en fourrer toujours dans l’estomac, sans rien qui la corrige, est une mauvaise chose. Essaie pendant un mois de boire de l’eau rougie ou, si tu trouves ce mélange trop mauvais, bois à la fin de tes repas un verre de vin pur.

J’ai lu avant-hier, dans mon lit, presque tout un volume de l’Histoire de la Restauration de Lamartine (la bataille de Waterloo). Quel homme médiocre que ce Lamartine ! Il n’a pas compris la beauté de Napoléon décadent, cette rage de géant contre les myrmidons qui l’écrasent. Rien d’ému, rien d’élevé, rien de pittoresque. Même Alexandre Dumas eût été sublime à côté. Chateaubriand, plus injuste, ou plutôt plus injurieux, est bien au-dessus. À ce propos, quel misérable langage !

Pourquoi cette phrase de Rabelais me trotte-t-elle dans la tête, c’est comme les Barmessides : « L’Afrique apporte toujours quelque chose de nouveau » ? Je la trouve pleine d’autruches, de girafes, d’hippopotames, de nègres et de poudre d’or.

Adieu, mille bonnes tendresses. Mille bons baisers. À toi, à toi.

Ton G.

Point de lettre du Crocodile ? La dernière fois, il a été cinq semaines à nous répondre. En voilà 6 ou 7 !