Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0473

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Louis Conard (Volume 4p. 72-74).

473. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 24 mai 1855.
Ô homme !

Je chante les lieux qui furent le

Théâtre aimé des jeux de ton enfance


c’est-à-dire : les cafés, estaminets, bouchons et autres endroits qui émaillent le « bas de la rue des Charrettes ». Je suis en plein Rouen et je viens même de quitter, pour t’écrire, les lupanars à grilles, les arbustes verts, l’odeur de l’absinthe, du cigare et des huîtres, etc. Le mot est lâché : « Babylone » y est, tant pis ! Tout cela, je crois, frise bougrement le ridicule. C’est « trop fort ». Enfin tu verras. Rassure-toi, d’ailleurs : je me prive de métaphores, je jeûne de comparaisons et dégueule fort peu de psychologie. Il m’est venu ce soir un remords. Il faut à toute force que les cheminots trouvent leur place dans la Bovary. Mon livre serait incomplet sans lesdits turbans alimentaires, puisque j’ai la prétention de peindre Rouen. C’est bien le cas de dire

D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus hideux objet, etc.

  Je m’arrangerai pour qu’Homais raffole de cheminots. Ce sera un des motifs secrets de son voyage à Rouen et d’ailleurs sa seule faiblesse humaine. Il s’en donnera une bosse, chez un ami de la rue Saint-Gervais. N’aie pas peur ! ils seront de la rue Massacre et on les fera cuire dans un poêle, dont on ouvrira la porte avec une règle[1] !

Je vais lentement, très lentement même. Mais cette semaine je me suis amusé à cause du fond. Il faut qu’au mois de juillet j’en sois à peu près au commencement de la fin, c’est-à-dire aux dégoûts de ma jeune femme pour son petit monsieur.

Avances-tu dans ton second acte ? Je suis curieux de voir ta grande scène complexe. Parle-moi des changements de plan (entrées et sorties) que tu as faits depuis que tu es à Paris, si toutefois je peux les comprendre par lettres.

Je suis fâché de ne pas être de ton avis relativement à la Bucolique[2]. Mais tu as pris la chose pour pire que je ne la donne. Je te répète que je peux parfaitement me tromper. C’est comme pour les Raisins au clair de lune ; à force de vouloir détailler et raffiner, il arrive souvent que je ne comprends plus goutte aux choses. L’excès de critique engendre l’inintelligence. Si mes observations sur ta pièce sont bêtes, voilà une phrase qui ne l’est pas.

À propos du voyage d’Italie, crois-moi, reviens dessus souvent, si tu veux qu’il ne rate ; tâche d’avoir sa parole, fais qu’il s’engage et prenez une date fixe pour partir. C’est une occâse (style Breda street) que tu ne retrouveras jamais, mon bon. Il sera trop tard, plus tard. Rien de ce que tu peux laisser à Paris ne vaut une heure passée au Vatican, mets-toi ça dans la boule. Et d’ailleurs « tu ne te doutes pas » des pièces détachées que tu rapporteras. Ce qui a fait faire les élégies romaines n’est pas épuisé, sois-en sûr. Il n’y a que les lieux communs et les pays connus qui soient d’une intarissable beauté.

Je lis maintenant l’Émile du nommé Rousseau. Quel baroque bouquin comme idées, mais « c’est écrit », il faut en convenir et ça n’était pas facile !

Combien je regrette de n’avoir pas vu nos deux anges jouant ensemble. Sérieusement, j’en ai été attendri. Pauvres petites cocottes ! Vois-tu quelles balles de financiers nous aurions eu côte à côte, chacun dans notre stalle ! Nous serions-nous rengorgés ? Il n’y avait peut-être pas lieu de se rengorger. Au reste, je suis, je crois, un peu oublié pour le quart d’heure. L’exposition (univeurseul exhibicheun) me nuit peut-être ? J’ai reçu, il y a trois semaines, une lettre écrite par elles deux et qui était ornée de « dessins ». J’en ai répondu une non moins bonne et puis, c’est tout. Ah ! l’amour ne m’obstrue pas l’estomac s’il empâte mon papier !


  1. Voir Madame Bovary, p. 386 et suivantes.
  2. Voir Festons et Astragales, de même que pour Raisins au clair de lune.