Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0475

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Louis Conard (Volume 4p. 77-79).

475. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 28 juin 1855.

Tu ne m’as pas l’air gai, mon pauvre bonhomme. Tes lettres sont de plus en plus « mélancholiques » et tu me parais devenir de plus en plus « méchanique ». C’est un tort, c’est un tort ! Il faut se roidir contre les difficultés. Tu ne prends pas les choses en quantité raisonnable. Tu as trop les pieds dans Paris pour n’en être pas dégoûté et d’autre part tu n’y entres pas assez pour qu’il te plaise. Tu avais ici l’estomac assez solide pour digérer tous les Laurent-Pichat[1] de la terre ; d’où vient ta faiblesse maintenant ? Serait-ce parce que tu connais l’homme ? Qu’importe ! Ne peux-tu, par ta pensée, établir cette superbe ligne de défense intérieure qui vous sépare plus du voisin qu’un océan ?

Et puis, s… n… de D… ! que me chantes-tu avec des phrases pareilles : « Je m’effacerai ainsi du monde graduellement » ? M… ! J’ai envie de te f… des coups de pied quelque part. Que veux-tu que je devienne, misérable, si tu bronches, si tu m’ôtes ma croyance ? Tu es le seul mortel en qui j’aie foi et tu fais tout ce que tu peux pour me desceller du cœur cette pauvre niche de marbre, placée haut, et où tu rayonnes !

Fais-moi le plaisir pour toi et dans l’intérêt même de cet avenir, dont l’idée permanente te préoccupe maintenant exclusivement, de tâcher de t’abstraire un peu et de travailler. Tant que tu seras à te secouer la cervelle sur ta personnalité, sois sûr que ta personnalité souffrira. Et d’ailleurs à quoi bon ? Si ça servait pratiquement à quelque chose, très bien. Mais au contraire et ceci est démontrable par A + B.

Au reste nous causerons de tout cela dans quinze jours, si tu veux. Nous pourrons vider le fond du sac.

J’ai été hier à Rouen dîner chez Achille et, ayant une heure devant moi, je me dirigeais vers le logis de ta Dulcinée, lorsque le môme d’Abbaye a couru après moi pour me dire que Madame *** était à Caen. En descendant dans la rue, j’ai contemplé Abbaye sur sa porte.

Quel aspect que celui de Rouen, est-ce mastoc, et embêtant ! Hier, au soleil couchant, l’ennui suintait des murs d’une façon subtile et fantastique à vous asphyxier sur place. J’ai revu toutes les rues que je prenais pour aller au collège. Eh bien, non ! rien de tout cela ne m’attendrit plus. Le temps en est passé ! je conchie sur mes souvenirs. « J’ai ça de bon », comme disait ce conducteur de diligence qui puait des pieds.

Sais-tu que ma mère, il y a six semaines environ, m’a dit un mot sublime (un mot à faire la Muse se pendre de jalousie pour ne l’avoir point inventé) ; le voici, ce mot : « La rage des phrases t’a desséché le cœur. » Au fond, tu es de son avis et tu trouves qu’à propos de Rouen, par exemple, je manque tout à fait de sensibilité ; car toi, bien que curvus et complex, tu es sensible. C’est par là que tu te rapproches de Rousseau ; quoi que tu en dises, tu aimes les champs, tu as des goûts simples. Il te faut, pour être heureux, une compagne (un de ces jours tu vas étudier la botanique) et tu regrettes de « ne pas savoir un état ».

Veux-tu que je t’indique un maître menuisier ? Allons, mon bonhomme, rabote, scie, allonge-toi sur la varlope « comme un nageur ». Sophie t’ira voir avec sa mère, et moi, ton précepteur, je sourirai dans un coin.

Un trait manque encore au parallèle (entre toi et Émile), à savoir les voyages. Car il voyage pour connaître « la politique des nations », et toi tu m’as l’air de rester. Je te ferai cadeau au jour de l’an du Voyage autour de ma chambre par M. de Maistre, suivi de Symboles et Paradoxes de Houssaye. Ah ! n… de D… ! il doit pourtant faire beau ce soir, sur la terrasse de la Villa Médicis ! Le Tibre est d’argent et le Janicule sort noir comme une tunique d’esclave.

À propos d’argent, je suis empêtré dans des explications de billets, d’escompte, etc., que je ne comprends pas trop. J’arrange tout cela en dialogue rythmé, miséricorde ! Aussi je te demanderai la permission de ne t’apporter rien de la Bovary. J’éprouve le besoin de n’y plus penser pendant quinze jours. Je me livrerai à la peinture, aux beaux-arts, cela pose un homme. Adieu, je t’embrasse, monstre. À toi.


  1. Le Cœur à droite, comédie de Bouilhet, venait d’être refusé à la Revue de Paris par Laurent Pichat.