Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0503

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 4p. 135-136).

503. À LOUIS BONENFANT.
Paris, vendredi soir [12 décembre 1856].

Vous êtes parfaitement en droit de me considérer comme un polisson, puisque je n’ai pas encore, cher cousin, répondu à ton aimable lettre. Mais j’ai été fort affairé depuis un mois. L’emploi de chef de claque n’est pas un métier de faignant ! Enfin ! c’est une affaire terminée, et vaillamment. Notre ami Bouilhet est maintenant considéré comme un poète de haute volée parmi les gens de lettres, et quelque peu dans le public aussi. Toute la presse a chanté son éloge à qui mieux mieux. Sa pièce en est maintenant à la trentième représentation, et l’empereur ira la semaine prochaine.

Quant à moi, mes chers amis, je n’ai pas non plus lieu de me plaindre. La Bovary marche au delà de mes espérances. Les femmes seulement me regardent comme « une horreur d’homme ». On trouve que je suis trop vrai. Voilà le fond de l’indignation. Je trouve, moi, que je suis très moral et que je mérite le prix Montyon, car il découle de ce roman un enseignement clair, et si « la mère ne peut en permettre la lecture à sa fille », je crois bien que des maris ne feraient pas mal d’en permettre la lecture à leur épouse.

Je t’avouerai, du reste, que tout cela m’est parfaitement indifférent. La morale de l’Art consiste dans sa beauté même, et j’estime par-dessus tout d’abord le style, et ensuite le Vrai. Je crois avoir mis dans la peinture des mœurs bourgeoises et dans l’exposition d’un caractère de femme naturellement corrompu, autant de littérature et de convenances que possible, une fois le sujet donné, bien entendu.

Je ne suis pas près de recommencer une pareille besogne. Les milieux communs me répugnent et c’est parce qu’ils me répugnent que j’ai pris celui-là, lequel était archi-commun et anti-plastique. Ce travail aura servi à m’assouplir la patte ; à d’autres exercices maintenant.

Je ne vois rien du tout de neuf à vous dire. Il fait un temps atroce. On patauge dans le macadam et les nez commencent à bleuir.