Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0525

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Louis Conard (Volume 4p. 166-168).

525. À MAURICE SCHLÉSINGER.
Paris [fin mars 1857].

Ne croyez pas que je vous oublie, mon cher Maurice. Voilà un grand mois et plus que je remets chaque jour à vous écrire. Mais je suis réellement (passez-moi le ridicule de l’aveu) un homme fort occupé. Voilà la première année depuis que j’existe, que je mène une vie matériellement active, et j’en suis harassé.

Jamais je ne vous oublierai. Vous pourrez, quelquefois, être longtemps sans entendre parler de moi, mais je n’en penserai pas moins à vous. Je suis de la nature des dromadaires, que l’on ne peut faire marcher que lorsqu’ils sont au repos et l’on ne peut arrêter lorsqu’ils sont en marche ; mais mon cœur est comme leur dos bossu : il supporte de lourdes charges aisément et ne plie jamais. Croyez-le. Je sais bien que je suis un drôle, de ne pas aller vous voir, de ne pas faire avec vous un petit tour sur le Rhin, etc. Me croyez-vous donc assez sot et assez peu égoïste pour me priver bénévolement de ce plaisir ? Mais, mon cher ami, voici ma situation présente :

1o J’ai un volume qui va paraître dans quinze jours (vous le recevrez avant qu’il ne soit en vente à Paris), il faut que je surveille la publication du susdit bouquin ; 2o J’en avais un autre tout prêt à paraître, mais la rigueur des temps me force à en ajourner indéfiniment la publication ; 3o Pour soutenir mon début (dont l’éclat, comme on dit en style de réclame, a dépassé mes espérances), il faut que je me hâte d’en faire un autre, et se hâter c’est pour moi, en littérature, se tuer. Je suis donc occupé en ce moment à prendre des notes pour une étude antique que j’écrirai cet été, fort lentement. Or, comme je veux m’y mettre à la fin du mois prochain et qu’à Rouen il m’est impossible de me procurer les livres qu’il me faut, je lis et j’annote aux Bibliothèques du matin au soir, et chez moi, dans la nuit, fort tard. Voilà, mon bon, ma situation. Je suis fort malheureux, car je me lève tous les matins à huit heures, ce qui est un supplice pour votre serviteur.

Comme j’ai été embêté cet hiver ! mon procès ! mes querelles avec la Revue de Paris ! et les conseils ! et les amis ! et les politesses ! On commence même a me démolir et j’ai présentement sur ma table un bel éreintement de mon roman, publié par un monsieur dont j’ignorais complètement l’existence. Vous ne vous imaginez pas les infamies qui règnent et ce qu’est maintenant la petite presse. Tout cela du reste est fort légitime, car le public se trouve à la hauteur de toutes les canailleries dont on le régale. Mais ce qui m’attriste profondément, c’est la bêtise générale. L’Océan n’est pas plus profond ni plus large. Il faut avoir une fière santé morale, je vous assure, pour vivre à Paris, maintenant. Qu’importe, après tout ! Il faut fermer sa porte et ses fenêtres, se ratatiner sur soi, comme un hérisson, allumer dans sa cheminée un large feu, puisqu’il fait froid, évoquer dans son cœur une grande idée (souvenir ou rêve) et remercier Dieu quand elle arrive.

Vous êtes lié fatalement aux meilleurs souvenirs de ma jeunesse. Savez-vous que voilà plus de vingt ans que nous nous connaissons ? Tout cela me plonge dans des abîmes de rêverie qui sentent le vieillard. On dit que le présent est trop rapide. Je trouve, moi, que c’est le passé qui nous dévore.