Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0562

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Louis Conard (Volume 4p. 230-234).

562. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
[Croisset, 4 novembre 1857.]

Comme je suis honteux envers vous, ma chère correspondante ! Aussi, pour me prouver que vous ne me gardez aucune rancune, répondez-moi tout de suite. N’imitez pas mon long silence, le motif n’en a pas été gai, je vous assure. Si vous saviez comme je me suis ennuyé, rongé, dépité ! Il faut que j’aie un tempérament herculéen pour résister aux atroces tortures où mon travail me condamne. Qu’ils sont heureux, ceux qui ne rêvent pas l’impossible ! On se croit sage parce qu’on a renoncé aux passions actives. Quelle vanité ! Il est plus facile de devenir millionnaire et d’habiter des palais vénitiens pleins de chefs-d’œuvre que d’écrire une bonne page et d’être content de soi. J’ai commencé un roman antique, il y a deux mois, dont je viens de finir le premier chapitre ; or je n’y trouve rien de bon, et je me désespère là-dessus jour et nuit sans arriver à une solution. Plus j’acquiers d’expérience dans mon art, et plus cet art devient pour moi un supplice : l’imagination reste stationnaire et le goût grandit. Voilà le malheur. Peu d’hommes, je crois, auront autant souffert que moi par la littérature. Je vais rester, encore pendant deux mois à peu près, dans une solitude complète, sans autre compagnie que celle des feuilles jaunes qui tombent et de la rivière qui coule. Le grand silence me fera du bien, espérons-le ! Mais si vous saviez comme je suis fatigué par moments ! Car moi qui vous prêche si bien la sagesse, j’ai comme vous un spleen incessant, que je tâche d’apaiser avec la grande voix de l’Art ; et quand cette voix de sirène vient à défaillir, c’est un accablement, une irritation, un ennui indicibles. Quelle pauvre chose que l’humanité, n’est-ce pas ? Il y a des jours où tout m’apparaît lamentable, et d’autres où tout me semble grotesque. La vie, la mort, la joie et les larmes, tout cela se vaut, en définitive. Du haut de la planète Saturne, notre Univers est une petite étincelle. Il faut tâcher, je le sais bien, d’être par l’esprit aussi haut placé que les étoiles. Mais cela n’est pas facile, continuellement.

Avez-vous remarqué comme nous aimons nos douleurs ? Vous vous cramponnez à vos idées religieuses qui vous font tant souffrir, et moi à ma chimère de style qui m’use le corps et l’âme. Mais nous ne valons peut-être quelque chose que par nos souffrances, car elles sont toutes des aspirations. Il y a tant de gens dont la joie est si immonde et l’idéal si borné, que nous devons bénir notre malheur, s’il nous fait plus dignes.

Je vous conseille de voyager et vous m’objectez votre santé. C’est à cause d’elle précisément qu’il faudrait changer de vie. Ayez ce courage, brisez avec tout, pour un moment. Donnez un peu d’air à votre poitrine. Votre âme respirera plus à l’aise. Que vous coûterait un déplacement d’un mois pour essayer ? Il ne faut pas réfléchir en ces choses-là. On met deux chemises dans un sac de nuit et on part. Il faudra pourtant que nous nous connaissions de vue, que nous nous serrions la main autrement que par lettres. Lequel de nous deux ira vers l’autre ? pourquoi ne viendriez-vous pas cet hiver à Paris entendre un peu de musique ?

Si je vivais avec vous, je vous rendrais l’existence rude et vous vous en trouveriez mieux, j’en suis sûr.

Vous me parlez de Béranger dans votre dernière lettre. L’immense gloire de cet homme est, selon moi, une des preuves les plus criantes de la bêtise du public. Ni Shakespeare, ni Gœthe, ni Byron, aucun grand homme enfin n’a été si universellement admiré. Ce poète n’a pas eu jusqu’à présent un seul contradicteur et sa réputation n’a pas même les taches du soleil. Astre bourgeois, il pâlira dans la postérité, j’en suis sûr. Je n’aime pas ce chansonnier grivois et militaire. Je lui trouve partout un goût médiocre, quelque chose de terre à terre qui me répugne. De quelle façon il parle de Dieu ! et de l’amour ! Mais la France est un piètre pays, quoi qu’on dise. Béranger lui a fourni tout ce qu’elle peut supporter de poésie. Un lyrisme plus haut lui passe par-dessus la tête. C’était juste ce qu’il fallait à son tempérament. Voilà la raison de cette prodigieuse popularité. Et puis, l’habileté pratique du bonhomme ! Ses gros souliers faisaient valoir sa grosse gaieté. Le peuple se mirait en lui depuis l’âme jusqu’au costume.

À propos de Spinoza (un fort grand homme, celui-là), tâchez de vous procurer sa biographie par Boulainvilliers. Elle est dans l’édition latine de Leipsick. Émile Saisset a traduit, je crois, l’Éthique. Il faut lire cela. L’article de Mme Coignet, dans la Revue de Paris, était bien insuffisant. Oui, il faut lire Spinoza. Les gens qui l’accusent d’athéisme sont des ânes. Goethe disait : « Quand je me sens troublé, je relis l’Éthique ». Il vous arrivera peut-être, comme à Goethe, d’être calmée par cette grande lecture. J’ai perdu, il y a dix ans, l’homme que j’ai le plus aimé au monde, Alfred Le Poittevin. Dans sa maladie dernière, il passait ses nuits à lire Spinoza.

Je n’ai jamais connu personne (et je connais bien du monde) d’un esprit aussi transcendantal que cet ami dont je vous parle. Nous passions quelquefois six heures de suite à causer métaphysique. Nous avons été haut, quelquefois, je vous assure. Depuis qu’il est mort, je ne cause plus guère avec qui que ce soit, je bavarde ou je me tais. Ah ! quelle nécropole que le cœur humain ! Pourquoi aller aux cimetières ? Ouvrons nos souvenirs, que de tombeaux !

Comment s’est passée votre jeunesse ? La mienne a été fort belle intérieurement. J’avais des enthousiasmes que je ne retrouve plus, hélas ! des amis qui sont morts ou métamorphosés. Une grande confiance en moi, des bonds d’âme superbes, quelque chose d’impétueux dans toute la personne. Je rêvais l’amour, la gloire, le beau. J’avais le cœur large comme le monde et j’aspirais tous les vents du ciel. Et puis, peu à peu, je me suis racorni, usé, flétri. Ah ! je n’accuse personne que moi-même ! Je me suis abîmé dans des gymnastiques sentimentales insensées. J’ai pris plaisir à combattre mes sens et à me torturer le cœur. J’ai repoussé les ivresses humaines qui s’offraient. Acharné contre moi-même, je déracinais l’homme à deux mains, deux mains pleines de force et d’orgueil. De cet arbre au feuillage verdoyant je voulais faire une colonne toute nue pour y poser tout en haut, comme sur un autel, je ne sais quelle flamme céleste… Voilà pourquoi je me trouve à trente-six ans si vide et parfois si fatigué ! Cette mienne histoire que je vous conte, n’est-elle pas un peu la vôtre ?

Écrivez-moi de très longues lettres. Elles sont toutes charmantes, au sens le plus intime du mot. Je ne m’étonne pas que vous ayez obtenu un prix de style épistolaire. Mais le public ne connaît pas ce que vous m’écrivez. Que dirait-il ? Gardez-moi toujours une bonne place dans votre cœur et croyez bien à l’affection très vive de celui qui vous baise les mains.