Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0568

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Louis Conard (Volume 4p. 245-248).

 

568. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Paris, 23 janvier 1858.

Si j’ai tant tardé à vous répondre, chère correspondante, c’est que j’ai été pendant trois semaines fortement indisposé. Moi qui avais jusqu’à présent une constitution d’airain et à qui rien ne faisait, je viens d’attraper une grippe des plus violentes avec accompagnement de maux d’estomac, etc., mais, Dieu merci ! Cela est terminé.

J’avais été dans les premiers temps de mon arrivée à Paris sottement occupé par des affaires de théâtre. On voulait faire une pièce avec la Bovary. La Porte-Saint-Martin m’offrait des conditions extrêmement avantageuses, pécuniairement parlant. Il s’agissait de donner mon titre seulement et je touchais la moitié des droits d’auteur. On eût fait bâcler la chose par un faiseur en renom, Dennery ou quelque autre. Mais ce tripotage d’art et d’écus m’a semblé peu convenable. J’ai tout refusé net et je suis rentré dans ma tanière. Quand je ferai du théâtre, j’y entrerai par la grande porte, autrement non. Et puis, on a assez parlé de la Bovary, je commence à en être las. D’ailleurs elle est déjà sur deux théâtres. Elle figure dans la Revue des Variétés et dans la Revue du Palais-Royal ; deux turpitudes, c’est bien suffisant ! Loin de vouloir exploiter mon succès comme on me le conseillait, je fais tout au monde pour qu’il ne recommence pas ! Le livre que j’écris maintenant sera tellement loin des mœurs modernes qu’aucune ressemblance entre mes héros et les lecteurs n’étant possible, il intéressera fort peu. On n’y verra aucune observation, rien de ce qu’on aime généralement. Ce sera de l’Art, de l’Art pur et pas autre chose.

Je ne sais rien d’une exécution plus difficile. Les gens du métier qui connaissent mes intentions sont effrayés de la tentative. Je puis me couvrir de ridicule pour le reste de mes jours. Quand sera-ce fini ? Je l’ignore. J’ai été depuis cinq mois dans un état moral déplorable, et si j’allais toujours de ce train-là, la chose ne serait pas terminée dans vingt ans.

Il faut absolument que je fasse un voyage en Afrique. Aussi, vers la fin de mars, je retournerai au pays des dattes. J’en suis tout heureux ! Je vais de nouveau vivre à cheval et dormir sous la tente. Quelle bonne bouffée d’air je humerai en montant, à Marseille, sur le bateau à vapeur ! Ce voyage du reste sera court. J’ai seulement besoin d’aller à Kheff (à trente lieues de Tunis) et de me promener aux environs de Carthage dans un rayon d’une vingtaine de lieues pour connaître à fond les paysages que je prétends décrire. Mon plan est fait et je suis au tiers du second chapitre. Le livre en aura quinze. Vous voyez que je suis bien peu avancé. En admettant toutes les chances, je ne puis avoir fini avant deux ans.

Permettez-moi de vous dire que j’ai eu un moment de gaieté ce matin, en lisant une phrase de votre lettre. Moi, « un homme du boulevard, un homme à la mode, recherché » ! Je vous jure qu’il n’en est rien du tout, et si vous me voyiez, vous en seriez bien vite convaincue. Je suis au contraire ce qu’on appelle un ours. Je vis comme un moine ; quelquefois (même à Paris) je reste huit jours sans sortir. Je suis en bonnes relations avec beaucoup d’artistes, mais je n’en fréquente qu’un petit nombre. Voilà quatre ans que je n’ai mis le pied à l’Opéra. J’avais l’année dernière mes entrées à l’Opéra-Comique où je n’ai pas été une fois. La même faveur m’est accordée cet hiver à la Porte-Saint-Martin, et je n’ai pas encore usé de la permission. Quant à ce qu’on nomme le monde, jamais je n’y vais. Je ne sais ni danser, ni valser, ni jouer à aucun jeu de cartes, ni même faire la conversation dans un salon, car tout ce qu’on y débite me semble inepte ! Qui diable a pu vous renseigner si mal ?

Je ne connais sur la guerre de Trente-Ans que l’histoire de Schiller. Mais je verrai cette semaine mon ami Chéruel, qui est professeur d’histoire à la Sorbonne ; je ferai votre commission. On a publié dans les Manuels Roret le Manuel du bibliophile. Il est probable que vous trouverez là une liste de livres. Dans Sismondi, Histoire des Français, aux volumes sur Louis XIII et Louis XIV, vous trouverez dans les notes des indications bibliographiques. Car la grande histoire de Sismondi n’est que le résumé de tout ce qui a été publié. Il ne s’est pas servi des sources manuscrites.

Comme j’ai été attendri de ce que vous me dites sur cette dernière étoile que vous regardez dans la nuit ! Je crois vous comprendre et vous aime bien affectueusement.

Je vous baise les deux mains.