Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0582

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Louis Conard (Volume 4p. 265-267).

582. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, dimanche soir [20 juin 1858].

Que deviens-tu ? Moi, j’ai d’abord passé quatre jours à dormir, tant j’étais éreinté ; puis, j’ai repassé à l’encre mes notes de voyage, et le sieur Bouilhet m’est arrivé.

Depuis huit jours qu’il est ici, nous nous livrons à une pioche féroce. Je t’apprendrai que Carthage est complètement à refaire, ou plutôt à faire. Je démolis tout. C’était absurde ! impossible ! faux !

Je crois que je vais arriver au ton juste. Je commence à comprendre mes personnages et à m’y intéresser. C’est déjà beaucoup. Je ne sais quand j’aurai fini ce colossal travail. Peut-être pas avant deux ou trois ans. D’ici là, je supplie tous les gens qui m’aborderont de ne pas m’en ouvrir la bouche. J’ai même envie d’envoyer des billets de faire part, pour annoncer ma mort.

Mon parti est pris. Le public, l’impression et le temps n’existent plus ; en marche !

J’ai relu, d’un seul trait, Fanny, que je savais par cœur. Mon impression n’a pas changé, l’ensemble même m’a semblé plus rapide. C’est bon. Ne t’inquiète de rien et n’y pense plus. Quand tu seras ici, je me permettrai seulement deux ou trois petites observations de détail, insignifiantes.

Nous allons avoir à Rouen des fêtes énormes et stupides, les bourgeois en perdent la boule. Ça me paraît d’avance le comble de la démence. Après les dites fêtes, au milieu de la semaine prochaine, on jouera la Montarcy. Puis, au commencement du mois, Bouilhet s’en retourne à Mantes ; à cette époque, ma mère fera à Trouville un petit voyage d’une huitaine ; après quoi, mon cher monsieur, nous vous attendons.

Est-ce convenu ? Arrêté ? Pourquoi, grand couillon, ne m’as-tu pas donné de tes nouvelles ? Qu’écris-tu ? Que fais-tu ? Houssaye ? Etc.

Moi, je prends des bains tous les jours. Je nage comme un triton. Jamais je ne me suis mieux porté. L’humeur est bonne et j’ai de l’espoir. Il faut, quand on est en bonne santé, amasser du courage pour les défaillances futures. Elles viendront, hélas !

En attendant cet em…t, je t’embrasse,

Amitiés au Théo.

Il y a, dans la rue Richer, je crois, un photographe qui vend des vues de l’Algérie. Si tu peux me trouver une vue de Medragen (le tombeau des rois Numides), près Alger, et me l’apporter, tu me feras plaisir.