Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0629

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Louis Conard (Volume 4p. 355-358).

629. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, dimanche matin [18 décembre 1859].

Je pars pour Paris après-demain et je vous envoie un bonjour du seuil de ma cabane. — Voici l’époque des souhaits de nouvelle année, lesquels vous faire ? Si j’avais le bonheur dans mes mains, je vous le donnerais, car vous me semblez le mériter ; mais pourquoi vous obstinez-vous à vivre d’une vie qui vous est funeste ? Tâchez donc d’avoir un peu plus d’énergie. Vos lettres, si charmantes et affectueuses pour moi, me navrent cependant, car j’y découvre une incurable mélancolie. Ne craignez pas de me lasser ; en fait de tristesses, j’ai le cœur large. Elles entrent toutes là dedans comme dans leur gîte naturel.

Vous me parlez des déceptions de cette vie, des gens qu’on a aimés, qui ne vous aiment plus ou qu’on n’aime plus — chose plus triste encore ! — J’ai eu dans ma jeunesse de grandes affections ! J’ai beaucoup aimé certains amis qui m’ont tous peu à peu (et sans s’en douter eux-mêmes) planté là, comme on dit. Les uns se sont mariés, les autres ont tourné à l’ambition, et cætera ! À trente-cinq ans (et j’en ai trente-huit) on se trouve veuf de sa jeunesse ; alors on se retourne vers elle et on la regarde comme de l’histoire. — Quant à l’amour, je n’ai jamais trouvé dans ce suprême bonheur que troubles, orages et désespoirs ! La femme me semble une chose impossible. Et plus je l’étudie, et moins je la comprends. Je m’en suis toujours écarté le plus que j’ai pu. C’est un abîme qui attire et qui me fait peur ! Je crois, du reste, qu’une des causes de la faiblesse morale du XIXe siècle vient de sa poétisation exagérée. Aussi le dogme de l’Immaculée-Conception me semble un coup de génie politique de la part de l’Église. Elle a formulé et annulé à son profit toutes les aspirations féminines du temps. Il n’est pas un écrivain qui n’ait exalté la mère, l’épouse ou l’amante. — La génération, endolorie, larmoie sur les genoux des femmes, comme un enfant malade. On n’a pas l’idée de la lâcheté des hommes envers elles !

De sorte que, pour ne pas vivre, je me plonge dans l’Art, en désespéré ; je me grise avec de l’encre comme d’autres avec du vin. Mais c’est si difficile d’écrire que parfois je suis brisé de fatigue.

J’ai cependant travaillé sans relâche depuis huit mois. Aussi suis-je arrivé au milieu de mon livre. J’espère l’avoir fini pour le commencement de 1861. — Si je vais si lentement, c’est qu’un livre est pour moi une manière spéciale de vivre. À propos d’un mot ou d’une idée, je fais des recherches, je me perds dans des lectures et dans des rêveries sans fin. Ainsi, cet été, j’ai lu de la médecine, et cætera.

Il vient de paraître un livre que je ne connais pas, mais qui doit vous intéresser, j’en suis presque sûr : les Lettres d’Éverard, par Lanfrey. — Vous me parlez de J. Simon, je ne le connais ni directement, ni indirectement.

Je crois que toutes vos douleurs morales viennent surtout de l’habitude où vous êtes de chercher la cause. Il faut tout accepter et se résigner à ne pas conclure. Remarquez que les sciences n’ont fait de progrès que du moment où elles ont mis de côté cette idée de cause. Le moyen âge a passé son temps à rechercher ce que c’était que la substance, Dieu, le mouvement, l’infini, et il n’a rien trouvé, parce qu’il était intéressé, égoïste, pratique dans la recherche de la vérité. (Ceci doit être un enseignement pour les individus.) — « Qu’est-ce que ton devoir ? L’exigence de chaque jour. » Ceci est un mot de Goethe. Notre devoir est de vivre (noblement, cela va sans dire), mais rien de plus. Or, je ne connais rien de plus noble que la contemplation ardente des choses de ce monde. La science deviendra une foi, j’en suis sûr. Mais, pour cela, il faut sortir des vieilles habitudes scolastiques : ne pas faire ces divisions de la forme et du fond, de l’âme et du corps, qui ne mènent à rien ; — il n’y a que des faits et des ensembles dans l’Univers. Nous ne faisons que de naître. Nous marchons encore à quatre pattes et nous broutons de l’herbe, malgré les ballons. Il y a des gens qui peignent l’infini en bleu, d’autres en noir. L’idée que le catholicisme se fait de Dieu n’est-elle pas celle d’un monarque oriental entouré de sa cour ? La pensée religieuse est en retard de plusieurs siècles. Ainsi du reste.

Un temps viendra où l’on ne cherchera plus le bonheur — ce qui ne sera pas un progrès, mais l’humanité sera plus tranquille.

Savez-vous encore ce qui vous nuit ? C’est que vous vous perdez dans mille petites choses accessoires. Vous faites dans votre vie comme je fais dans mes œuvres. Vous négligez les premiers plans pour les lointains, cela est un défaut de raison. Vous êtes libre, rien ne vous retient et tout vous retient. Quand on vous indique un remède, vous objectez votre santé ; mais le seul moyen de guérir, c’est de se considérer comme guéri. Les gens qui veulent guérir guérissent, demandez cela aux chirurgiens. — Ainsi vous me dites qu’un séjour à Paris, dans l’hiver, vous ferait du mal. — Pourquoi ? Essayez !

Quand je suis parti pour l’Orient (où j’ai voyagé pendant deux ans), j’avais le cœur arraché ; mais comme je m’étais juré de partir, je suis parti et j’en suis revenu.

La fable du Chariot embourbé est d’une bonne morale, allez !

Un peu de courage, voyons, n’aimez pas votre douleur, et quand vous serez trop triste, écrivez-moi, car j’ai pour vous un sentiment très profond et très tendre.

Mille bonnes cordialités.