Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0633

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Louis Conard (Volume 4p. 363-365).

633. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[1859-1860 ?]

[…] Vous savez bien que je ne partage nullement votre opinion sur la personne de M. de Voltaire. C’est pour moi un saint ! Pourquoi s’obstiner à voir un farceur dans un homme qui était un fanatique ? M. de Maistre a dit de lui dans son traité des Sacrifices : « Il n’y a pas de fleur dans le jardin de l’intelligence que cette chenille n’ait souillée. » Je ne pardonne pas plus cette phrase à M. de Maistre que je ne pardonne tous leurs jugements à MM. Stendhal, Veuillot, Proudhon. C’est la même race quinteuse et anti-artiste. Le tempérament est pour beaucoup dans nos prédilections littéraires. Or, j’aime le grand Voltaire autant que je déteste le grand Rousseau, et cela me tient au cœur, la diversité de nos appréciations. Je m’étonne que vous n’admiriez pas cette grande palpitation qui a remué le monde. Est-ce qu’on obtient de tels résultats quand on n’est pas sincère ? Vous êtes, dans ce jugement, de l’école du XVIIIe siècle lui-même, qui voyait dans les enthousiasmes religieux des mômeries de prêtres. Inclinons-nous devant tous les autels. Bref, cet homme-là me semble ardent, acharné, convaincu, superbe. Son « Écrasons l’infâme » me fait l’effet d’un cri de croisade. Toute son intelligence était une machine de guerre. Et ce qui me le fait chérir, c’est le dégoût que m’inspirent les voltairiens, des gens qui rient sur les grandes choses ! Est-ce qu’il riait, lui ? Il grinçait ! […]

Mais vous m’échappez souvent ; vous avez pour moi des côtés fuyants, des ambiguïtés où je me perds. Je ne puis allier votre libéralisme intellectuel avec votre attachement pour la tradition catholique. Il y a eu dans votre vie, dans votre passé, que je ne connais nullement, des pressions, des contraintes, et comme une longue maladie dont il vous reste quelque chose. Vous me dites que je vous regarde quelquefois avec ironie ; jamais, je vous le jure bien, mais avec étonnement et plutôt, tranchons le mot, avec méfiance. Vous me faites peur parfois. Vous me quittez brusquement quand mon cœur va se fondre, quand je voudrais absorber le vôtre tout entier. Il me semble que je vous amuse comme un piano et puis que c’est tout. L’air joué, on referme le couvercle. J’ai soif de votre intelligence, je voudrais la posséder complètement dans l’âme, l’absorber comme une liqueur et la mêler au plus profond de mon être. Mon orgueil se révolte que vous m’échappiez ainsi ; en vain, je vous enveloppe de ma pensée ; en vain, je veux retenir cette flamme qui me charme et m’éblouit, tout s’échappe et je ne sais rien et je cherche toujours.

Mon livre me désespère. Je sens que je me suis trompé. Je n’ai pas de terrain solide sous les pieds ; l’exécution manque à chaque minute et je continue pourtant. Enfin, vous serez là, puis je ferai rêver quelques nobles esprits. Ce sera tout.