Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0640

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 4p. 373-374).

640. À LOUIS BOUILHET.
[Croisset, 20 avril 1860].

Charmant, mon vieux, exquis ! Sans blague aucune, ça m’a ravi. Je n’y vois rien à reprendre. La seule tache est peut-être « qui menace »[1]. Menace quoi ? mais je vois le geste mignon de son doigt, — et puis le vers qui rime avec menace est si charmant et si juste :

Comme une anguille dans sa nasse.

Bravo ! Caraphon ! Taïeb ! Continue !

Tu ne trouves donc pas de sujet, mon pauvre vieux ? C’est embêtant, je le sais et je te plains, mais c’est ton habitude. Tu es condamné maintenant à passer six mois de l’année ainsi. Au mois de juin, ça vient. Tu as encore tout au plus un mois d’angoisses. Console-toi, d’ailleurs, voilà le soleil.

Nous avons, nous deux Achille, causé tantôt de ce brave Leplay. Il l’avait rencontré plusieurs fois dans les rues de Rouen, se dirigeant vers la préfecture pour solliciter la croix ! Et Achille connaissait ses titres !! Je devais aller le voir le jour même où il est mort.

Je ne travaille pas trop mal pour le moment et je vois enfin la fin de mon infinissable chapitre. Ce sera avant une quinzaine. Il me faudra bien encore une huitaine de jours pour repolir le tout, après quoi j’allumerai un feu de joie, car j’ai cru un moment que j’y crèverais.

Oh ! Comme il faut se monter le bourrichon pour faire de la littérature ! Et que bien heureux sont les épiciers !

Nous avons perdu un ami en la personne de Fessard, qui, avant-hier, a fait son plongeon dans l’éternité. Nous ne prendrons plus de petits verres ensemble. J’ai des souvenirs charmants d’après-midi passés à son école, sous la petite avenue de peupliers, nu en caleçon, avec l’odeur des filets et du goudron… la vue des voiles… je ne sais quoi qui m’attendrit.

Autre mort de mes camarades de collège (excellent bougre), Marc Arnaudtizon, tué d’un coup de soleil à Manille, patrie des cigares. J’ai appris ce soir ces deux décès, et j’ai encore dans l’oreille la voix de Fessard et la voix d’Arnaudtizon ! Tout cela fait faire des réflexions philosophiques, comme dirait Fellacher.

Comme c’est beau, la mère de Lao-Tsen qui a conçu son fils rien qu’en regardant filer une étoile !


  1. …Et le soir, sous les marronniers
    Pressait la belle qui menace,
    Mince dans sa robe à paniers
    Comme une anguille dans sa nasse.