Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0683

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Louis Conard (Volume 4p. 434-436).

683. À EDMOND ET JULES DE GONCOURT.
[Croisset] Lundi soir [8 juillet 1861].
Mes chers Vieux,

Votre volume[1], reçu ce matin à onze heures, était dévoré avant cinq heures du soir.

J’ai commencé par vous chercher quelques chicanes, dans les premières pages, à cause de deux ou trois répétitions de mots, comme celles du mot lit par exemple. Puis ça m’a empoigné, enlevé. J’ai lu tout d’une haleine et en mouillant quelquefois, comme un simple bourgeois.

Je vous trouve en progrès sur les « gens de lettres », comme narration, déductions des faits, enchaînement général ; vous n’avez ni une digression ni une répétition, chose rare et excellente.

L’enfance de Philomène, sa vie au couvent, tout le ch[apitre] ii m’a ébloui. C’est très vrai, très fin et très profond. Bien des femmes s’y reconnaîtront, j’en suis sûr. Il y a là des pages exquises (45 [sic, pour 44], 45, 46) ; on sent la chair sous le mysticisme, le petit téton qui commence à se former sous les médailles bénies [sic], le premier sang des règles qui [se] mêle au sang de Jésus-Christ. Tout cela est beau, bon et solide.

Quant à tout le reste, la vie d’hôpital, je vous réponds que vous avez touché juste ; vous avez des endroits navrants par leur simplicité, comme le ch[apitre] ix.

Les conversations des malades, les physionomies secondaires d’élèves, celle du chirurgien en chef Malivoire, etc., very well.

Mais je suis amoureux de Romaine !  !  ! Sacré nom de Dieu, m’excite-t-elle ! Je comprends très bien l’emportement de Barnier pour la religieuse ensuite, cela est discret et enlevé.

Bref, votre bouquin m’a plu extrêmement et ça me semble une chose réussie.

Je n’ai qu’un reproche à faire à votre livre, c’est qu’il est trop court. On se dit à la fin : « déjà ! » ; c’est fâcheux.

Maintenant, en vertu de cette rage que l’on a de substituer sa pensée à celle de l’auteur et de vouloir faire avec son livre un autre livre, je vous soumets respectueusement les doutes suivants :

Pourquoi, à côté de sœur Philomène, qui est une sainte (et conséquemment une exception), n’avez-vous pas mis la généralité des religieuses, à savoir de bonnes filles de basse-cour, parfaitement stupides et parfois fort bourrues ? car Barnier a beau dire, le plus souvent « la religieuse est une blague », elles embêtent les malades d’une façon terrible ; il y a même, à leur usage, toute une littérature spéciale. Je possède un de ces petits manuels qui est incroyable de bêtise et qui m’a été donné par un carabin. Mais je prévois votre réponse : vous n’avez pas eu la prétention de peindre les hôpitaux dans toutes leurs parties, et la figure de Philomène aurait perdu de son importance ; la couleur générale en eût peut-être été viciée.

N’importe ! Comme la religieuse est une idée reçue, je regrette (ceci est une question nerveuse et personnelle) de ne pas voir dans votre livre une petite protestation à l’encontre ; c’eût été désagréable au lecteur.

(Il y avait à l’hospice général de Rouen un idiot que l’on appelait Mirabeau, et qui, pour un café, enfilait les femmes mortes sur la table d’amphithéâtre. Je suis fâché que vous n’ayez pu introduire ce petit épisode dans votre livre ; il aurait plu aux dames. Il est vrai que Mirabeau était faible et ne mérite pas tant d’honneur, car un jour il a calé bassement devant une femme guillotinée.)

Je vous écris dans tout l’ahurissement d’une première lecture. Pardonnez-moi mes bêtises si elles sont trop fortes.

Dites-moi un peu comment on prend votre livre ? Par quel côté on l’attaque ? Vous savez combien j’aime vos écritures et vos personnes. Donnez-moi de vos nouvelles et soyez sûrs l’un et l’autre que je vous aime et que je vous embrasse tendrement.

À vous, mes bichons.

J’oubliais de vous parler de la mort de Barnier et du dernier chapitre, qui est un chef-d’œuvre. Cette mèche de cheveux enlevée à la fin, et qu’elle portera sur son cœur, toujours, c’est exquis.


  1. Sœur Philomène.