Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0761

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 5p. 98-106).

761. À ERNEST FEYDEAU.
Vichy, 2 juillet [1863].

À nous deux, mon bon ! Causons tranquillement.

Tu me permettras d’abord de blâmer ton mode de publication. Pourquoi donner trois titres à une œuvre[1] une s’il en fut ? Ton histoire est parfaitement suivie, elle se tient d’un bout à l’autre ; pourquoi faire accroire qu’il y en a trois ?

Je ne dirai rien de la Préface, qui a tous mes respects et approbations. Tu défends les bons principes en bon langage ; je m’incline et salue.

J’arrive au livre, à l’œuvre. Eh bien, je trouve la chose extrêmement amusante, je répète extrêmement. Tu as voulu faire un roman d’action, d’aventures, et tu as réussi. C’est une chanson nouvelle, Feydeau seconde manière. Le Mari de la danseuse (car c’est pour moi le titre général de l’œuvre, et tu feras bien de le rétablir dans une prochaine édition, en gardant trois sous-titres si cela te convient), le Mari de la Danseuse, dis-je (j’écris comme M. Thiers), est l’antithèse de Fanny, comme conception, sujet et procédé. Voilà jusqu’à présent tes deux extrémités (style Sainte-Beuve) et j’aime autant l’une que l’autre. Je suis ébahi par l’habileté de l’intrigue et les ressources de ton imagination. Quant à mes goûts personnels, ils s’assouvissent mieux, tu le sais, dans les livres de descriptions et d’analyse que dans ceux de drame ; mais ce n’est pas là ce que tu as voulu faire, point auquel le critique doit toujours se placer ; et d’ailleurs ces sympathies toutes nerveuses se trouvent amplement satisfaites dans la contemplation de tes caractères, qui sont fort remarquables. 1o Saint-Bertrand est une création originale et vraie. Il devient un indigne gredin par des gradations adroitement ménagées. Tu n’en as pas fait un monstre, un personnage de tragédie ; c’est un homme, et un homme comme il y en a plusieurs. La gracieuse figure de Barberine lui fait un pendant exquis. On l’aime cette Barberine, ainsi que la bonne comtesse Wanda et que Mme Mélédine qui me fait b… atrocement. Comme je l’aurais g… avec plaisir sur son divan dans la petite maison de Bade ! Gaskell est bon et pris sur nature ; j’ai reconnu mon ancien ami Guillaume. Quant à M. de Bugny et Éveline, ils sont moins rares, et, en leur qualité de gens vertueux, moins drôles. Mais à propos de vertu, mon bon, sais-tu que ton livre est moral, très moral, abjectement honnête ? Quels imbéciles que les critiques ! Si je voulais te démolir, c’est par là que je t’attaquerais ; car tous les Saint-Bertrand ne sont pas punis, tous les domestiques n’ont pas le dévouement d’Eytmin, beaucoup de Barberines n’auraient pas mieux demandé que d’aider au confortable du ménage en prêtant leur cul à MM. les amateurs. Bref, ceci prouve que, pour arriver à édifier le lecteur par la seule peinture de la vie moderne, il faut avoir recours au romanesque. Il est vrai que tu l’as traité, le romanesque, avec une ingéniosité remarquable ; il a l’air non seulement probable, mais vrai. Ton livre est sympathique, tu es un malin.

Ignorant les développements de la fable, j’avais trouvé le commencement un peu long, à une première lecture ; mais il a les proportions convenables.

Trouves-tu que la peinture du bal soit suffisante ? Cela me semble un peu maigre, pittoresquement parlant. Mais s’il en eût été autrement, tu aurais alangui ton action, car ton œuvre est avant tout dramatique. Il y a là une bonne silhouette, celle du marquis, avec ses favoris poudrés, et qui répète : « Sommes-nous assez moyen âge et Robert le Diable ? ». Ce qui m’a le plus frappé dans le duel est ceci : « Vous n’avez donc pas de parents ? — Non ! — Pas de maîtresse ? — Non ! — Pas d’amis ? ».

Cela jette une lueur atroce sur la solitude intime de Saint-Bertrand et me semble plus terrible que le coup de pistolet. Le profil de Rogatchef, de ce lâche qui devient impudent, est fin.

J’aime La Gruelle (p. 169-170), mais je n’en dirai pas autant de Cocodès, qui me semble le gandin poncif, le jeune homme du monde dont on se moque dans tous les livres. Cet endroit me semble lâché : « un… abbé… savant comme Ducange !!! » Où as-tu vu des abbés savants comme Ducange ? Cela t’est venu au bout de la plume, sans y songer, et tu l’as lâché sans te rappeler que, plus loin, ledit abbé se grise avec son élève. Les gens savants comme Ducange ne se grisent pas. Tu vois que je t’épluche et que je te suis pas à pas. Tout ce chapitre xv, d’ailleurs, me semble plus mou de facture, plus commun et trop abondant en dialogues.

Mlle Chaussepied est la vraie mère d’actrice, l’éternelle maquerelle donnée par la nature, oscillant entre la prostitution et le mariage. Son livre des Dames heureuses est une découverte. Oui, voilà leurs rêves. Sa mort, par excès de truffes, est fort probable. Mais ce que je trouve d’un goût abominable, une chose qui m’exaspère, c’est la venue parallèle du médecin Tant-Pis et du médecin Tant-Mieux. Avec votre permission, Monsieur Feydeau, voilà du bas ! Au lieu de les faire ennemis, pourquoi ne les as-tu pas faits amis, ce qui eût été bien plus canaille ? Mais tu as voulu être léger et tu n’es que lourd. L’homœopathe, bien qu’il soit vrai extérieurement, ne me plaît pas beaucoup plus. Bref, tout cela ne mord pas, il y a fatigue.

Mais comme ça se relève au chapitre de « Les artifices de Saint-Bertrand » ! Et comme le départ de Gaskell est simple et dans la mesure ! On a pitié de ce pauvre vieux, on le comprend, on est lui…

Je sais peu de choses plus plaisantes que l’intérieur de la Mélédine à Bade, avec son portrait physique et son histoire (p. 260-261) ; elle se relie d’ailleurs à l’action d’une façon fort habile. (Quelle grande machine pour les boulevards ne ferait-on pas avec ton roman ?) J’aime cette espionne, on s’imagine qu’elle devait avoir des ressorts fantastiques dans le bassin. Oui, je sens son c.n et je vois son clitoris fait en manière de tire-bouchon, avec quoi elle happait les secrets d’État. Son v… me semble plein de mystères tragiques comme le corridor d’un palais ducal à Venise. Le contraste des Deux Timides (?), venant après ces choses graves, est bien, est à sa place. Voilà une opposition naturelle et qui sort du sujet ; ici, rien de factice. J’ai été ému comme un enfant aux pages 106-107.

« Le bien est difficile à faire », et particulièrement les pages 112-115 sont d’une bonne psychologie. Tu as bien fait de montrer comment les papiers de la Wanda pèsent à Saint-Bertrand.

Cerveiro, neuf.

Le chapitre XIII est excellent en entier. La petite bataille se voit, mais je ne comprends rien à l’extérieur du chevalier Florimont. Est-il probable, je te le demande, qu’un homme du monde comme ce diplomate soit de 40 ans en arrière sur la mode ? Où as-tu vu cela ? Pourquoi en fais-tu un personnage grotesque ? Il est habitué à voir de beaux ameublements, par sa position même ; or pourquoi veux-tu qu’il trouve celui de Saint-Bertrand « d’un luxe extravagant » ? Ce magot m’a choqué comme improbable, et d’une invention grotesque, quand même.

Tu n’as pas suffisamment expliqué, selon moi, pourquoi Valmondo aime Saint-Bertrand, en est si fort entiché ; j’aurais voulu voir Saint-Bertrand dans l’intimité de cette famille, travaillant, en action.

Mais Florimont est comique par sa situation (p. 258-259), ce qui vaut mieux que de l’être par le costume. Les rapports qu’il a avec son fils sont dans le ton probable, et les embarras du jeune homme font sourire.

XXIII. Belle scène entre Éveline et Saint-Bertrand. Le moyen dont se sert Saint-Bertrand pour la mater est inattendu ; on ne sait ce qu’elle va devenir, c’est plein d’intérêt. Et Barberine se trouve reliée à cette action fort habilement par l’anéantissement desdites lettres compromettantes. Tout cela se suit, marche et glisse comme sur des roulettes. J’admire la façon dont l’action est conduite. La figure de Gugenheim est sinistre. Ces deux lignes (p. 339) : « Madame la princesse est bien fâchée… elle vous prie de repasser demain », superbes ! Voilà comme les choses les plus simples, quand elles sont bien amenées, font de l’effet.

Ceci est bien mignon, et comme ça se voit : « Bah ! dit-elle en tournant la main pour boutonner son gant ».

Tu as bien fait de lui faire faire un voyage en Pologne et de la rendre le plus excusable possible. Le mouvement de la Mélédine, à la fin, superbe !!

Le troisième volume est, selon moi, supérieur aux deux autres, et je n’y vois pas un mot à reprendre.

J’adore Lorvieux. Énorme ! Est-ce mon portrait à soixante ans que tu as voulu faire ? Je le crois et ça me flatte ; car il ne faut pas se le dissimuler, c’est comme cela que je serai sur le retour.

Le comte de Perche est fin et distingué, les changements de Rogatchef sont bons. « Comment aiment les femmes », les contradictions de Barberine, exquis de naturel et de délicatesse. C’est une jolie figure que celle de Barberine.

Mais mon Feydeau éprouve ensuite le besoin de faire rire un peu le parterre et d’être comique avec Gaskell, qui doit cependant avoir autre chose à raconter que des farces, car c’est un homme sérieux. « Il venait à peine d’entrer chez Barberine », et le voilà qui se blague lui-même, avec ses histoires de chien savant et de volaille phénoménale ! Ses inventions sont cocasses en elles-mêmes, mais le dialogue y répugne ; on ne dit pas ça de soi, Gaskell moins qu’un autre ; il a bien d’autres choses à dire à Barberine. Ces tartines drôlatiques ne sont pas en situation ; il y a là quelque chose qui blesse la délicatesse. Mais l’auteur a voulu montrer son esprit, a voulu briller, admirons-le ! Tu me répondras : « On rit ». Soit ! Mais on a tort de rire.

Je n’ai plus maintenant qu’à admirer sans aucune restriction.

La réapparition de Saint-Bertrand, par un soir d’été, est une fort belle chose, et il dit un mot qui est pour moi une vraie merveille, tant il est simple. « Tu vois ! », dit-il… « Tu vois ! », répète-t-il. Cette répétition-là vous fait venir les larmes aux yeux. Les raccommodements avec Barberine, la comtesse Wanda qui revient, et la prostitution déjà esquissée page 99, très bien, très bien.

À partir du chapitre x, nous entrons dans l’épique, et ça nous tient haletant pendant 106 pages sans discontinuer. Les effets de neige et de paysage, la chanson patriotique des exilés, coupée par des coups, et le bon Eytmin, tout cela est excellent, mon vieux, excellent. Et ça ne faiblit pas. Tu as eu là une fière poussée, résultat d’un plan bien conduit et d’une imagination vigoureuse.

Où as-tu donc pris ce nom de Tiphaine, qui était le nom d’un ami de mon père ?

Un mot sublime : « Vous avez donc encore des économies ? »

Ce que j’ai dit du comique intentionnel ne s’applique pas aux pages 304-305, car, là, Gaskell est très sérieux ; il est comique pour les autres, mais non pour lui-même.

Comme Barberine est gentille, et comme le Saint-Bertrand s’enfonce, se dégrade ! L’un monte, l’autre descend. Ça progresse, ça se développe, on est collé sur le livre. XXIX, charmant, charmant.

J’aime ta Californie, avec ses trottoirs de bois, ses boues et ses ballots. Mais tout disparaît devant l’idée de Cerveiro. Je lisais cela hier sur mon lit ; j’ai bondi comme une anguille, en rugissant comme un taureau. Et non seulement l’idée est sublime, mais elle est admirablement exécutée. On voit la pauvre Barberine à la toucher. Je trouve ce passage-là à la hauteur de n’importe quoi.

La pendaison de Saint-Bertrand m’a rappelé celle de je ne sais plus qui dans la Prairie de Cooper ; mais il n’y a nul plagiat, sois tranquille.

Enfin l’œuvre finit sur une petite note sentimentale qui console et émeut. Car tu as fait (je ne sais si tu l’ignores) un livre consolant. On y « respire » partout l’amour du Bien et on voit comment les jeunes gens tournent mal quand ils n’ont pas de principes. Je ne blâme nullement la chose dans un livre d’imagination ; tu as eu d’ailleurs l’art de ne montrer que des faits probables ; on est emporté par le torrent de ta narration.

Telles sont, mon vieux, les impressions que j’ai ressenties. Je t’écris à la hâte ; excuse les bévues du critique.

Ma mère, qui en est à la fin du second volume, me charge de t’exprimer son admiration et se rappelle, ainsi que ma nièce, au bon souvenir de Mme Feydeau. Quant à moi, je lui baise les mains et je te bécote sur les deux joues, en te dressant dans mon cœur un PIÉDESTAL ! Tu es un gars !

Ton vieux.


  1. Roman en trois parties : Un Début à l’Opéra ; Monsieur de Saint-Bertrand ; Le Marie de la Danseuse.