Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0785

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Louis Conard (Volume 5p. 135-137).

785. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, lundi, 5 heures soir, 18 avril [1864].

J’espère que ceci vous arrivera avant votre départ, mon pauvre Caro, car dans mes prévisions vous ne devez partir de Venise que samedi. Ta grand’mère attend avec bien de l’impatience l’annonce positive de votre retour. Quant à moi, je vois que tu t’amuses si bien, que je regrette que ton voyage ne se prolonge pas. Vous promenez-vous bien en gondole ? Te repais-tu de Véronèse, de Titien et de Tintoret ? Je vous approuve fort d’avoir passé légèrement sur tout le reste afin d’avoir plus de temps pour Venise. Il y a peu de choses aussi belles au monde, j’en suis sûr. Ouvre bien tes yeux pour t’en souvenir toute ta vie.

Tu as dû être bien longtemps sans avoir de nos nouvelles, mais c’est de votre faute, mes cocos.

Ta grand’mère, quand elle en a des tiennes, est assez raisonnable ; mais au bout de deux jours elle trouve que tu l’oublies ou s’imagine que tu es malade. Donnez-nous votre itinéraire du retour, si la chose n’est déjà faite dans une de vos lettres qui va croiser celle-ci.

Je n’ai plus pour compagnie que la mère Desvilles et maman. Elles viennent le soir dans mon cabinet ; la première ne dit rien et la seconde dort, ce qui fait des petites réunions fort animées. Heureusement que maintenant je travaille beaucoup au plan de mon grand roman parisien. Je commence à le comprendre, mais jamais je n’ai autant tiré sur ma pauvre cervelle. Ah ! Que j’aimerais mieux me promener sur le Grand Canal ou au Lido !

On nous fait beaucoup de visites. Toute la famille, sauf Achille, est venue aujourd’hui ici et va y dîner. Le jeune Roquigny crie maintenant dans le jardin, avec son chien. Le temps est superbe et tous les arbres sont en fleur. N’importe ! Moi qui déteste la nature, je préférerais une longue station devant la Magdeleine du Giorgione. Et les Jean Belin, hein ? Est-ce farce ? Adieu, mon pauvre loulou. Revenez, qu’on vous embrasse tous les deux : vous serez bien reçus.

Je voudrais savoir si vous resterez à Paris quelques jours et le jour que vous y arriverez, parce que ta grand’mère s’y transporterait avec moi. Dans le cas contraire, je vous attendrai ici et ne m’en irai que quelques jours après, quand je t’aurai usé un peu les joues. J’ai besoin de passer à Paris un bon mois, au moins, à consulter des collections de journaux.