Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0794

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Louis Conard (Volume 5p. 147-148).

794. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[Croisset, été 1864].

Il n’y a rien de plus mélancolique que les beaux soirs d’été. Les forces de la nature éternelle nous font mieux sentir le néant de notre pauvre individualité. Quand je vois ma solitude et mes angoisses, je me demande si je suis un idiot ou un saint. Cette volonté enragée qui m’honore est peut-être un signe de bêtise. Les grandes œuvres n’ont pas exigé tant de peine.

Je suis indigné de plus en plus contre les réformateurs modernes, qui n’ont rien réformé. Tous, Saint-Simon, Leroux, Fourier et Poudhon, sont engagés dans le moyen âge jusqu’au cou ; tous (ce qu’on n’a pas observé) croient à la révélation biblique. Mais pourquoi vouloir expliquer des choses incompréhensibles ? Expliquer le mal par le péché originel, c’est ne rien expliquer du tout. La recherche de la cause est antiphilosophique, antiscientifique, et les religions en cela me déplaisent encore plus que les philosophies, puisqu’elles affirment la connaître. Que ce soit un besoin du cœur, d’accord. C’est ce besoin-là qui est respectable, et non des dogmes éphémères.

Quant à l’idée de l’expiation, elle dérive d’une conception étroite de la justice, une manière de la sentir barbare et confuse ; c’est l’hérédité transportée dans la responsabilité humaine. Le bon Dieu oriental, qui n’est pas bon, fait payer aux petits enfants les fautes de leur père, comme un pacha qui réclame à un fils les dettes de son aïeul. Nous en sommes encore là, quand nous disons la justice, la colère ou la miséricorde de Dieu, toutes qualités humaines, relatives, finies et partant incompatibles avec l’absolu.

Quels clairs de lune, le soir ! Lundi, vers minuit, des gens qui s’en revenaient d’une assemblée ont passé en canot sous mes fenêtres en jouant des instruments à vent. Cela m’a surpris tout à coup. J’ai fermé ma croisée… mon cœur débordait… Ah ! les orangers de Sorrente sont loin !