Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0883

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Louis Conard (Volume 5p. 256-258).

883. À GEORGE SAND.
Croisset, nuit de samedi [15-16 décembre 1866].

J’ai vu le citoyen Bouilhet, qui a eu dans sa belle patrie un vrai triomphe. Ses compatriotes, qui l’avaient radicalement nié jusqu’alors, du moment que Paris l’applaudit, hurlent d’enthousiasme. Il reviendra ici samedi prochain pour un banquet qu’on lui offre : 80 couverts au moins, etc. !

Quant à Marengo l’hirondelle, il vous avait si bien gardé le secret qu’il a lu l’épître en question avec un étonnement dont j’ai été dupe[1].

Pauvre Marengo ! C’est une figure ! et que vous devriez faire quelque part. Je me demande ce que seraient ses mémoires, écrits dans ce style-là. Le mien (de style) continue à me procurer des embêtements qui ne sont pas minces. J’espère cependant, dans un mois, avoir passé l’endroit le plus vide ! Mais actuellement je suis perdu dans un désert. Enfin, à la grâce de Dieu, tant pis ! Avec quel plaisir j’abandonnerai ce genre-là pour n’y plus revenir de mes jours !

Peindre des bourgeois modernes et français me pue au nez étrangement ! Et puis, il serait peut-être temps de s’amuser un peu dans l’existence, et de prendre des sujets agréables pour l’auteur.

Je me suis mal exprimé en vous disant « qu’il ne fallait pas écrire avec son cœur ». J’ai voulu dire : ne pas mettre sa personnalité en scène. Je crois que le grand Art est scientifique et impersonnel. Il faut, par un effort d’esprit, se transporter dans les personnages, et non les attirer à soi. Voilà du moins la méthode ; ce qui arrive à dire : Tâchez d’avoir beaucoup de talent, et même de génie si vous pouvez. Quelle vanité que toutes les poétiques et toutes les critiques ! Et l’aplomb des messieurs qui en font m’épate. Oh ! Rien ne les gêne, ces cocos-là !

Avez-vous remarqué comme il y a dans l’air, quelquefois, des courants d’idées communes ! Ainsi, je viens de lire, de mon ami Du Camp, son nouveau roman : les Forces perdues. Cela ressemble par bien des côtés à celui que je fais. C’est un livre (le sien) très naïf et qui donne une idée juste des hommes de notre génération, devenus de vrais fossiles pour les jeunes gens d’aujourd’hui. La réaction de 48 a creusé un abîme entre les deux France.

Bouilhet m’a dit que vous aviez été, à un des derniers Magny, sérieusement indisposée, toute « femme en bois » que vous prétendez être.

Oh ! non, vous n’êtes pas en bois, cher bon grand cœur ! « Vieux troubadour aimé », il serait peut-être opportun de réhabiliter au théâtre Almanzor ? Je le vois avec sa toque, sa guitare et sa tunique abricot, engueulant, du haut d’un rocher, des boursiers en habit noir. Le discours pourrait être beau. Allons, bonne nuit ; je vous baise sur les deux joues tendrement.


  1. G. Sand avait écrit le 8 décembre : « Je vois que ce coquin de Bouilhet m’a trahie ; il m’avait promis de recopier d’une folle écriture la lettre de Marengo pour voir si vous y couperiez. »