Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0894

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Louis Conard (Volume 5p. 268-269).

894. À EDMOND ET JULES DE GONCOURT.
[Croisset nuit de samedi [12-13 janvier 1867].

Si c’est une consolation pour vous de savoir que je m’embête, soyez-le ! car je ne m’amuse pas démesurément. Mais je travaille beaucoup, ce qui fait que je m’emm… Quand je dis que je travaille, c’est une manière de parler. Je me donne du mal et puis c’est peut-être tout. N’importe ! Je crois avoir passé l’endroit le plus vide de mon interminable roman. Mais je n’en referai plus de pareil. Je vieillis. Or, il serait temps de faire quelque chose de bien et d’amusant pour moi.

Je passe des semaines entières sans voir un être humain, ni échanger une parole avec mes semblables. D’ailleurs, je deviens insociable comme l’individu Marat, qui est au fond mon homme. J’ai même envie de mettre son buste dans mon cabinet, uniquement pour révolter les bourgeois ; mais il est trop laid. Hélas ! Beau sous le rapport moral, mais pas de plastique. Si bien (car tout cela est une parenthèse) qu’ayant accepté à dîner avant-hier chez ma nièce, à Rouen, j’ai pris plaisir à engueuler différentes personnes de la localité qui se trouvaient là, et me suis rendu complètement désagréable. […] Ce qui n’empêche pas Mme Sand de croire que de temps à autre « une belle dame vient me voir », tant les femmes comprennent peu qu’on puisse vivre sans elles. […]

Vous êtes bien gentils de m’avoir répondu tout de suite. Donnez-moi donc des nouvelles détaillées de Sainte-Beuve.

J’espère vous voir dans un mois environ, quand j’aurai fini mon chapitre. Alors, je serai à la moitié de mon volumineux Coco, en étant moi-même un assez triste. […]