Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0897

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Louis Conard (Volume 5p. 272-274).

897. À GEORGE SAND.
[Croisset] Mercredi [30 janvier 1867].

J’ai reçu hier le volume de votre fils[1]. Je vais m’y mettre quand je serai débarrassé de lectures moins amusantes probablement. Ne l’en remerciez pas moins en attendant, chère maître.

D’abord, parlons de vous, « de l’arsenic ». Je crois bien ! Il faut boire du fer, se promener et dormir et aller dans le Midi, quoi qu’il en coûte, voilà ! Autrement, la femme en bois se brisera. Quant à de l’argent, on en trouve ; et le temps, on le prend. Vous ne ferez rien de ce que je vous conseille, naturellement. Eh bien ! vous avez tort, et vous m’affligez.

Non, je n’ai pas ce qui s’appelle des soucis d’argent ; mes revenus sont très restreints, mais sûrs. Seulement, comme il est dans l’habitude de votre ami d’anticiper sur iceux, il se trouve gêné par moments, et il grogne « dans le silence du cabinet », mais pas ailleurs. À moins de bouleversements extraordinaires, j’aurai toujours de quoi manger et me chauffer jusqu’à la fin de mes jours. Mes héritiers sont ou seront riches (car c’est moi qui suis le pauvre de la famille). Donc, zut !

Quant à gagner de l’argent avec ma plume, c’est une prétention que je n’ai jamais eue, m’en reconnaissant radicalement incapable.

Il faut donc vivre en petit rentier de campagne, ce qui n’est pas extrêmement drôle. Mais tant d’autres, qui valent mieux que moi, n’ayant pas le sol, ce serait injuste de se plaindre. Accuser la Providence est d’ailleurs une manie si commune, qu’on doit s’en abstenir par simple bon ton.

Encore un mot sur le pécune et qui sera seulement entre nous. Je peux, sans que ça me gêne en rien, dès que je serai à Paris, c’est-à-dire du 20 au 23 courant, vous prêter mille francs, si vous en avez besoin pour aller à Cannes. Je vous fais cette proposition carrément, comme si je la faisais à Bouilhet ou à tout autre intime. Pas de cérémonie ! voyons !

Entre gens du monde, ça ne serait pas convenable, je le sais ; mais entre troubadours on se passe bien des choses.

Vous êtes bien gentille avec votre invitation d’aller à Nohant. J’irai, car j’ai grande envie de voir votre maison. Je suis gêné de ne pas la connaître, quand je pense à vous. Mais il me faut reculer ce plaisir-là jusqu’à l’été prochain. J’ai actuellement besoin de rester à Paris quelque temps. Trois mois ne sont pas de trop pour tout ce que je veux faire.

Je vous renvoie la page de ce bon Barbès, dont je connais la vraie biographie fort imparfaitement. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il est honnête et héroïque. Donnez-lui une poignée de main de ma part, pour le remercier de sa sympathie. Est-il, entre nous, aussi intelligent que brave ?

J’aurais besoin, maintenant, que des hommes de ce monde-là fussent un peu francs avec moi, car je vais me mettre à étudier la Révolution de 48. Vous m’avez promis de me chercher dans votre bibliothèque de Nohant : 1o un article de vous sur les faïences ; 2o un roman du père X***, jésuite, sur la sainte Vierge.

Mais quelle sévérité pour le père Beuve, qui n’est ni jésuite ni vierge ! Il regrette, dites-vous, « ce qu’il y a de moins regrettable, entendu comme il l’entendait ». Pourquoi cela ? Tout dépend de l’intensité qu’on met à la chose.

Les hommes trouveront toujours que la chose la plus sérieuse de leur existence, c’est jouir.

La femme, pour nous tous, est l’ogive de l’infini. Cela n’est pas noble, mais tel est le vrai fond du mâle. On blague sur tout cela, démesurément, Dieu merci, pour la littérature, et pour le bonheur individuel aussi.

Ah ! je vous ai bien regrettée tantôt. Les marées sont superbes, le vent mugit, la rivière blanchit et déborde. Elle vous a des airs d’océan qui font du bien.


  1. Le Coq aux cheveux d’or, récit des temps fabuleux.