Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1098

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Louis Conard (Volume 6p. 112-114).

1098. À GEORGE SAND.
Paris, vendredi, 9 heures du soir [29 avril ou 6 mai 1870].
Chère bon maître,

Michel Lévy est entré chez moi, tout à l’heure, à six heures et, après m’avoir parlé de choses et d’autres : « Madame Sand m’a écrit que vous étiez gêné. »

C’est vrai ! je le suis toujours !

Eh bien ! là-dessus, il s’est embarqué dans une série de phrases tendant à me prouver qu’il ne gagnait pas d’argent dans son métier, qu’il était même obligé d’en emprunter pour sa bâtisse près de l’Opéra et qu’il n’avait pas encore fait ses frais avec l’Éducation sentimentale. Bref, savez-vous ce qu’il me propose ? Me prêter, sans intérêt, trois à quatre mille francs, à condition que mon prochain roman lui appartiendra aux mêmes conditions, c’est-à-dire moyennant huit mille francs le volume. S’il ne m’a pas répété trente fois : « C’est pour vous obliger, ma parole d’honneur », je veux être pendu.

Je ne manque pas d’amis, à commencer par vous, qui me prêteraient de l’argent sans intérêt. Mais, Dieu merci, je n’en suis pas là. À moins d’un besoin pressant, je ne comprends pas qu’on fasse des emprunts, car il faut tôt ou tard les rendre, et on n’en est pas plus avancé.

Problème psychologique : pourquoi suis-je très gai depuis la visite de Michel Lévy ? Mon pauvre Bouilhet me disait souvent : « Il n’y a pas d’homme plus moral ni qui aime l’immoralité plus que toi : une sottise te réjouit. » Il y a du vrai là dedans. Est-ce un effet de mon orgueil ? ou par une certaine perversité ?

Bonsoir, après tout ! Ce ne sont pas ces choses-là qui m’émeuvent. Je me contente de répéter avec Athalie :

Dieu des Juifs, tu l’emportes !

Et je n’y pense plus.

Je vous prie même de ne plus en parler à Lévy quand vous lui écrirez ou le verrez. Il aura de moi la préface du volume de vers de Bouilhet. Quant au reste, j’entends désormais être parfaitement libre.

N-I ni, c’est fini !

J’ai revu le docteur Favre hier chez Dumas. « Estrange bonhomme ! » J’aurais besoin d’un dictionnaire pour le comprendre.

Vous n’avez pas l’idée du degré de bêtise où le plébiscite[1] plonge les Parisiens ! C’est à en crever d’ennui. Aussi je m’esbigne.

Avez-vous lu les deux volumes de Taine ?

Je connaissais l’Éthique de Spinoza, mais pas du tout le Tractatus theologico-politicus, lequel m’épate, m’éblouit, me transporte d’admiration. N… de D…, quel homme ! quel cerveau ! quelle science et quel esprit ! Il était plus fort que M. Caro, décidément.

Quand se verra-t-on ? Est-ce que je ne peux pas compter sur une petite visite à Croisset ? non pas petite, mais une bonne visite. J’ai à vous parler longuement de deux plans.


  1. Plébiscite pour l’approbation de la costitution du 20 avril 1870.