Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1128

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Louis Conard (Volume 6p. 155-156).

1128. À ERNEST FEYDEAU.
Jeudi soir, 11 heures [22 septembre 1870].
Mon cher Bonhomme,

Tu recevras par le même courrier cent francs que je t’envoie dans une lettre chargée. Il m’en reste cent, sur lesquels je prélèverai demain 50 francs pour m’acheter un revolver. Après quoi, à la grâce de Dieu !

Avant d’avoir la visite des Prussiens, nous avons celle des pauvres, par bandes de 10 à 30 hommes, qui se renouvellent toute la journée.

Ton ami n’est pas disposé à la douceur. Après avoir failli devenir fou, je suis devenu enragé, et quoi qu’il advienne je demeurerai idiot. On ne reçoit pas impunément de pareilles averses sur la cervelle. N’importe, ça va mieux. Je suis présentement remonté. Tout n’est pas fini et la fortune est changeante. Paris sera peut-être brûlé, mais les Prussiens y seront écharpés et en grand nombre.

Nous avons ce soir des nouvelles tellement bonnes que je ne veux pas y croire. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’armée de la Loire n’est pas une blague. Il a passé à Rouen, depuis deux jours, 50 000 hommes. La garde nationale de Rouen part samedi prochain pour X… (Vernon).

Je suis submergé par une mélancolie noire. Quel avenir ! quelle immense bêtise ! quelle dérision ! Ô le Progrès ! Et on nous accusait d’être pessimistes !

L’hiver sera bien gentil dans « ma localité ».

Sens-tu la beauté de Badinguet ? Je le trouve unique.

Je suis lieutenant, j’ai une milice et j’exerce mes hommes. Tout cela me fait vomir de dégoût, quand je ne pleure pas de rage.

Le pire, c’est que nous méritons notre sort et que les Prussiens ont raison, ou du moins ont eu raison.

Adieu, tâche d’avoir du courage. Quant à de l’argent, il me sera impossible de t’envoyer même 20 francs d’ici à longtemps. Ah ! ma maison est dans un joli état, car je ne t’ai pas dit que j’abrite tous mes parents de Champagne : 14 personnes à nourrir pour le quart d’heure, et depuis quelques jours quelques milliers de pauvres secouent la grille de mon jardin. N’importe ! il faut être philosophe et « blaguer tout de même » ! Candide est un beau livre.

Mes bons souvenirs à Mme Feydeau, bien que je maudisse et exècre de toutes les forces de mon âme son sexe enchanteur.

Ah ! sans les femmes !