Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1151

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Louis Conard (Volume 6p. 202-203).

1151. À GEORGE SAND.
Dieppe, 11 mars 1871.
Chère Maître,

Quand se reverra-t-on ? Paris ne m’a pas l’air drôle. Ah ! dans quel monde nous allons entrer ! Paganisme, christianisme, muflisme : voilà les trois grandes évolutions de l’humanité. Il est triste de se trouver au début de la troisième.

Je ne vous dirai pas tout ce que j’ai souffert depuis le mois de septembre. Comment n’en suis-je pas crevé ? Voilà ce qui m’étonne. Personne n’a été plus désespéré que moi. Pourquoi cela ? J’ai eu de mauvais moments dans ma vie, j’ai subi de grandes pertes, j’ai beaucoup pleuré, j’ai ravalé beaucoup d’angoisses. Eh bien ! toutes ces douleurs accumulées ne sont rien en comparaison de celle-là. Et je n’en reviens pas. Je ne me console pas. Je n’ai aucune espérance.

Je ne me croyais pas progressiste et humanitaire, cependant. N’importe ! j’avais des illusions ! Quelle barbarie ! Quelle reculade ! J’en veux à mes contemporains de m’avoir donné les sentiments d’une brute du XIIe siècle. Le fiel m’étouffe. Ces officiers qui cassent des glaces en gants blancs, qui savent le sanscrit et qui se ruent sur le champagne, qui vous volent votre montre et vous envoient ensuite leur carte de visite, cette guerre pour de l’argent, ces civilisés sauvages me font plus horreur que les cannibales. Et tout le monde va les imiter, va être soldat ! La Russie en a maintenant quatre millions. Toute l’Europe portera l’uniforme. Si nous prenons notre revanche, elle sera ultra-féroce, et notez qu’on ne va penser qu’à cela, à se venger de l’Allemagne. Le gouvernement, quel qu’il soit, ne pourra se maintenir qu’en spéculant sur cette passion. Le meurtre en grand va être le but de tous nos efforts, l’idéal de la France.

Je caresse le rêve suivant : aller vivre au soleil dans un pays tranquille.

Attendons-nous à des hypocrisies nouvelles : déclamations sur la vertu, diatribes sur la corruption, austérité d’habits, etc. Cuistrerie complète !

J’ai actuellement à Croisset douze Prussiens. Dès que mon pauvre logis (que j’ai en horreur maintenant) sera vidé et nettoyé, j’y retournerai ; puis j’irai sans doute à Paris, malgré son insalubrité. Mais de cela je me fiche profondément.