Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1173

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Louis Conard (Volume 6p. 231-232).

1173. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset.] Dimanche soir [30 avril 1871].
Mon pauvre Chéri,

Ta grand’mère me semble aller mieux ; elle est moins triste depuis deux jours : la consultation que ton oncle Achille lui a donnée jeudi a, je crois, rassuré son moral.

Aujourd’hui nous avons eu toute la journée Julie, Juliette et Ernest (avec qui j’ai fait une partie de bouchon) ; puis j’ai été à pied (!!!) à Bapaume, pour déposer mon bulletin de vote, sur lequel j’avais effacé le nom du « Pseudo ». Si ce coco-là réunissait encore beaucoup de voix, il pourrait devenir notre maire, ce qui serait embêtant !

J’ai choisi, pour la cheminée de la chambre à deux lits, des petits pavés blancs, et hier, le philosophe Baudry est venu déjeuner. Voilà toutes les nouvelles.

[…] Le communard, communiste et commun Cord’homme est au secret. Sa femme fait des démarches pour qu’on le relâche, en promettant qu’il émigrera en Amérique. Avant-hier on a également incarcéré d’autres patriotes.

Quant à moi, je suis soûl de l’insurrection parisienne ! Je n’ai plus le courage de lire le journal. Ces continuelles horreurs me dégoûtent plus encore qu’elles ne m’attristent, et je me plonge de toutes mes forces dans le bon Saint Antoine. J’ai commencé ce soir la description d’un petit cimetière chrétien où les fidèles viennent pleurer les martyrs. Ce sera estrange.

Pauvre Caro ! Quel dommage que nous ne vivions pas ensemble ! J’aime tant causer avec toi ! Maintenant, d’ailleurs, je n’ai plus personne pour recevoir mes épanchements.

J’ai appris ce matin, par les feuilles, la mort de Mme Viardot. Je plains beaucoup Tourgueneff et vais lui écrire immédiatement.

À propos d’écrire, ta dernière lettre à ta grand’mère était bien gentille. Premier prix de style épistolaire : Caro !

Comme ton époux a dû être éreinté de son voyage ! Je suis content de savoir qu’il a réussi dans ce qu’il voulait près du sylphe Winter[1].

Ton vieux ganachon.

  1. Marié à une ami de Mme Commanville, était, paraît-il, très gros.