Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1216

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Louis Conard (Volume 6p. 295-298).

1216. À GEORGE SAND.
[Paris, avant le 18 octobre 1871.]

Jamais de la vie, chère bon maître, vous n’avez donné une pareille preuve de votre inconcevable candeur. Comment, sérieusement, vous croyez m’avoir offensé ? La première page ressemble presque à des excuses. Ça m’a fait bien rire ; vous pouvez, d’ailleurs, tout me dire, moi, tout ! Vos coups me seront caresses.

Donc, re-causons. Je rabâche en insistant de nouveau sur la Justice. Voyez comme on est arrivé à la nier partout. Est-ce que la critique moderne n’a pas abandonné l’Art pour l’Histoire ? La valeur intrinsèque d’un livre n’est rien dans l’école Sainte-Beuve, Taine. On y prend tout en considération, sauf le talent. De là, dans les petits journaux, l’abus de la personnalité, les biographies, les diatribes. Conclusion : irrespect du public.

Au théâtre, même histoire. On ne s’inquiète pas de la pièce, mais de l’idée à prêcher. Notre ami Dumas rêve la gloire de Lacordaire, ou plutôt de Ravignan ! Empêcher de retrousser les cotillons est devenu, chez lui, une idée fixe. Faut-il que nous soyons encore peu avancés puisque toute la morale consiste pour les femmes à se priver d’adultère et pour les hommes à s’abstenir de vol ! Bref, la première injustice est pratiquée par la littérature qui n’a souci de l’esthétique, laquelle n’est qu’une Justice supérieure. Les romantiques auront de beaux comptes à rendre, avec leur sentimentalité immorale. Rappelez-vous une pièce de Victor Hugo, dans la Légende des Siècles, où un sultan est sauvé parce qu’il a eu pitié d’un cochon ; c’est toujours l’histoire du bon larron, béni parce qu’il s’est repenti. Se repentir est bien, mais ne pas faire de mal est mieux. L’école des réhabilitations nous a amenés à ne voir aucune différence entre un coquin et un honnête homme. Je me suis, une fois, emporté, devant témoins, contre Sainte-Beuve, en le priant d’avoir autant d’indulgence pour Balzac qu’il en avait pour Jules Lecomte[1]. Il m’a répondu en me traitant de ganache ! Voilà où mène la largeur.

On a tellement perdu tout sentiment de la proportion que le conseil de guerre de Versailles traite plus durement Pipe-en-Bois que M. Courbet ; Maroteau est condamné à mort comme Rossel. C’est du vertige ! Ces messieurs, du reste, m’intéressent fort peu. Je trouve qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats. Mais cela aurait blessé l’humanité. On est tendre pour les chiens enragés et point pour ceux qu’ils ont mordus.

Cela ne changera pas, tant que le suffrage universel sera ce qu’il est. Tout homme (selon moi), si infime qu’il soit, a droit à une voix, la sienne, mais n’est pas l’égal de son voisin, lequel peut le valoir cent fois. Dans une entreprise industrielle (Société anonyme), chaque actionnaire vote en raison de son apport. Il en devrait être ainsi dans le gouvernement d’une nation. Je vaux bien vingt électeurs de Croisset. L’argent, l’esprit et la race même doivent être comptés, bref toutes les forces. Or, jusqu’à présent, je n’en vois qu’une : le nombre. Ah ! chère maître, vous qui avez tant d’autorité, vous devriez bien attacher le grelot ! On lit beaucoup vos articles du Temps, qui ont un grand succès, et, qui sait ? vous rendriez peut-être à la France un immense service.

Aïssé m’occupe énormément, ou plutôt m’agace. Je n’ai pas vu Chilly, j’ai donc affaire à Duquesnel. On me retire positivement le vieux Berton et on me propose son fils. Il est fort gentil, mais il n’a rien du type conçu par l’auteur. « Les Français » ne demanderaient peut-être pas mieux que de prendre Aïssé. Je suis fort perplexe, et il va falloir que je me décide. Quant à attendre qu’un vent littéraire se lève, comme il ne se lèvera pas, moi vivant, il vaut mieux risquer la chose tout de suite.

Ces affaires théâtrales me dérangent beaucoup, car j’étais bien en train. Depuis un mois, j’étais même dans une exaltation qui frisait la démence.

J’ai rencontré l’inéluctable Harrisse, homme qui connaît tout le monde et qui se connaît à tout, théâtre, romans, finances, politique, etc. Quelle race que celle de l’homme éclairé !!! J’ai vu la Plessy, charmante et toujours belle. Elle m’a chargé de vous envoyer mille amitiés.

Moi, je vous envoie cent mille tendresses.

Votre vieux.

  1. Journaliste, critique littéraire, et surtout feuilletoniste abondant.