Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/Appendice du Tome VI/Lettre

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Louis Conard (Volume 6p. 463-472).


APPENDICE


LETTRE AU CONSEIL MUNICIPAL DE ROUEN


Messieurs,

À la majorité de treize voix contre onze (y compris celles de M. le Maire et de ses six Adjoints), vous avez rejeté l’offre que je vous faisais d’édifier gratis, sur une des places ou dans une des rues de la ville à votre choix, une petite fontaine ornée du buste de Louis Bouilhet.

Comme je suis le mandataire des personnes qui m’ont confié leur argent à cette seule intention, je dois protester, par devers le public, contre ce refus, c’est-à-dire répondre aux objections émises dans votre séance du 8 décembre dernier, dont le compte-rendu analytique a paru dans les journaux de Rouen, le 18 du même mois.

Elles se réduisent à quatre motifs principaux :

1o Le Comité des souscripteurs aurait changé la destination du monument ;

2o Il y aurait péril pour le budget municipal ;

3o Bouilhet n’est pas né à Rouen ;

4o Son mérite littéraire est insuffisant.

Première objection. — (Je copie les termes même du compte-rendu.) « Appartient-il au Comité de modifier l’œuvre et de substituer une fontaine à un tombeau ? On peut se demander si tous les souscripteurs accepteraient cette transformation ? »

Nous n’avons rien modifié, Messieurs ; la première idée d’un monument (terme vague ne signifiant pas tout à fait tombeau) est due à l’ancien Préfet de la Seine-Inférieure, M. le baron Ernest Leroy, qui m’en fit part à moi-même, pendant la cérémonie des funérailles.

Aussitôt des listes de souscription furent ouvertes. J’y vois des noms de toute sorte et de toute provenance : une Altesse impériale, plusieurs anonymes, George Sand, Alexandre Dumas fils, le grand écrivain russe Tourgueneff, Harisse, journaliste à New-York, etc. La Comédie française s’y trouve représentée par Mmes Plessy, Favart, Brohan et M. Bressant, l’Opéra par M. Faure et Mlle Nillson ; bref, au bout de six mois, nous pouvions disposer d’environ 14 000 francs, sans compter que le marbre nous était promis par le ministère des Beaux-Arts, et que le statuaire, choisi par nous, renonçait d’avance à toute rémunération.

Tous ces gens-là, grands ou petits, illustres ou inconnus, n’ont pas donné leur temps, leur talent ou leur argent pour construire dans un cimetière (que la plupart n’aura jamais l’occasion de visiter) un tombeau aussi dispendieux, un de ces édicules grotesques où l’orgueil tâche d’empiéter sur le néant — et qui sont contraires à l’esprit de toute religion comme de toute philosophie.

Non, messieurs ! les souscripteurs voulaient une chose moins inutile, — et plus morale : c’est qu’en passant dans les rues, près de l’image de Bouilhet, chacun d’eux pût se dire — : « Voici un homme qui, en ce siècle de gros sous, consacra toute sa vie au culte des lettres. L’hommage qu’on lui a rendu après sa mort n’est qu’une justice ! J’ai contribué pour ma part à cette réparation et à cet enseignement. »

Telle fut leur pensée. Ils n’en eurent pas d’autres. D’ailleurs, qu’en savez-vous ? Qui vous a chargé de les défendre ?

Mais, le Conseil municipal, ayant cru, dit-il, à un tombeau, nous a donné dix mètres de terrain, et de plus s’est inscrit pour 500 francs. Puisque son vote implique une récrimination, nous refusons son argent. Qu’il garde ses 500 francs !

Quant au terrain, nous sommes tout prêts à vous l’acheter. Quel est votre prix ?

En voilà assez sur votre première objection.

La seconde est inspirée par une prudence excessive. « S’il (le Comité de souscription) se trompait dans ses devis, la ville ne pourrait le laisser inachevé (le monument), et elle doit, dès à présent, prévoir qu’elle prendrait implicitement l’obligation de suppléer à l’insuffisance des ressources, le cas échéant.

Mais notre devis eût été soumis à votre architecte ; et si nos ressources se fussent trouvées insuffisantes, le Comité (cela va sans dire) eût fait un appel de fonds aux souscripteurs, ou plutôt il les eût lui-même fournis. Nous sommes tous assez riches pour tenir à notre parole.

L’excès de votre inquiétude manque peut-être de politesse.

Troisième objection. — « Bouilhet n’est pas né à Rouen ! »

Cependant le rapport de M. Decorde l’appelle « un des nôtres » ! et, après la Conjuration d’Amboise, l’ancien Maire de Rouen, M. Verdrel, dans un banquet qui fut offert à Bouilhet, lui adressa les plus flatteuses comparaisons en l’appelant une des gloires de Rouen. Pendant quelques années, ce fut même une des scies de la petite presse parisienne que de se moquer de l’enthousiasme des Rouennais pour Bouilhet. Le Charivari publia une caricature où Hélène Peyron recevait les hommages des Rouennais lui apportant du sucre de pomme et des cheminots ; dans une autre, moi indigne, j’étais représenté conduisant « le char des Rouennais. »

N’importe ! d’après vous, Messieurs, il s’ensuivrait que si un homme éminent est né dans un village de trente cabanes, il faudrait lui élever un monument dans ce village, plutôt que dans le chef-lieu de son département ?

Pourquoi pas dans le faubourg, dans la rue, dans la maison, dans la chambre même où il est né ?

Et si l’on ne connaît pas l’endroit de sa naissance (l’histoire là-dessus n’est pas toujours décisive), que ferez-vous ? Rien, n’est-ce pas ?

Quatrième objection. — « Son mérite littéraire ! »

Et, à ce propos, je trouve dans le compte-rendu de bien grosses paroles. — « Question de convenance et question de principes. » — Il y aurait danger. « Ce serait une glorification excessive, une haute distinction, un hommage prématuré, un hommage suprême, » et « qui ne doit s’accorder qu’avec une extrême réserve ; » enfin, « Rouen est un piédestal trop grand pour sa gloire ! »

En effet, on n’a pas décerné pareil triomphe :

1o À l’excellent M. Pottier, « qui a rendu à la Bibliothèque de la ville des services bien plus signalés. » (Sans doute ! comme s’il s’agissait de votre Bibliothèque !) — Ni 2o à Hyacinthe Langlois ! Celui-là, Messieurs, je l’ai connu, et mieux que vous tous. Ne relevez pas cette mémoire ! Ne parlez jamais de ce noble artiste ! Sa vie a été une honte pour ses concitoyens.

Maintenant, il est vrai, vous l’appelez « une grande illustration normande ; » et, distribuant la gloire d’une manière toute fantaisiste, vous citez « parmi les illustrations dont peut s’honorer notre ville » (elle le peut, mais elle ne le fait pas toujours) P. Corneille (Corneille, une illustration ? décidément vous êtes sévère !) ; puis, pêle-mêle, Boïeldieu, Lemonnier, Fontenelle et M. Court ! — en oubliant Géricault, le père de la peinture moderne ; Saint-Amant, un grand poète ; Boisguilbert, le premier économiste de la France ; Cavelier de La Salle, qui découvrit les embouchures du Mississipi ; Louis Poterat, l’inventeur de la porcelaine en Europe, — et d’autres !

Que vos prédécesseurs aient oublié de rendre « des hommages suprêmes, excessifs, suffisants, » ou même aucune espèce d’hommage à ces « illustrations, telles que Samuel Bochart, par exemple, laissant la ville de Caen baptiser de ce nom une de ses rues ; cela est incontestable ! — mais une injustice antérieure doit-elle autoriser les subséquentes ?

Il est vrai que Rabelais, Montaigne, Ronsard, Pascal, La Bruyère, Lesage, Diderot, Vauvenargues, Lamennais, Alex. Dumas et Balzac n’ont dans leur pays natal rien qui les rappelle, tandis qu’on peut voir à Nogent-le-Rotrou, la statue du général de Saint-Pol ; à Gisors, celle du général Blanmont ; à Pontoise, celle du général Leclerc ; à Avranches, celle du général Valhubert ; à Lyon, celle de M. Vaïsse ; à Nantes, celle de M. Billaul ; à Deauville, celle de M. de Morny ; au Havre, celle d’Ancelot ; à Valence, celle de Ponsard ; dans un jardin public, à Vire, le buste colossal de Chênedollé ; à Séez, en face de la cathédrale, une statue superbe érigée à Conté, célèbre par ses crayons, etc.

Cela est fort bien, si les deniers publics n’en ont pas souffert. Ceux qui aiment la gloire doivent la payer ; que les particuliers qui veulent rendre des honneurs à quelqu’un les lui rendent à leurs frais.

Et c’est là l’exemple, le précédent même que nous voulions établir.

Votre devoir d’édiles, — du moment que vos finances ne risquaient rien, — était de prendre vis-à-vis de nous des garanties d’exécution. Avec le droit absolu de choisir l’emplacement de notre fontaine, vous aviez celui de refuser notre sculpteur et même d’exiger un concours.

Loin de là, vous vous préoccupez du succès hypothétique de Mademoiselle Aïssé.

«  Si ce drame n’était pas applaudi, l’exécution d’un monument public élevé à son mérite littéraire (le mérite de Bouilhet) n’en recevrait-il pas un contre-coup ? »

Et M. Nion (l’adjoint chargé spécialement des Beaux-Arts) trouve que, si par malheur, ce drame tombait, l’adoption de la mesure proposée serait de la part du Conseil municipal « une témérité. »

Donc il s’agit, tout bonnement et sans ambages, de connaître à l’avance, le chiffre des recettes ! Si la pièce fait de l’argent, Bouilhet est un grand homme ; si elle tombe, halte-là ! Noble théorie.

Mais la réussite immédiate d’une œuvre dramatique ne signifie rien quant à sa valeur. L’Avare, de Molière, eut quatre représentations ; l’Athalie, de Racine, et le Barbier de Séville, de Rossini, furent sifflés. Les exemples surabondent.

Rassurez-vous, du reste, Mademoiselle Aïssé a réussi, au-delà de vos espérances.

Qu’importe ! car suivant M. Decorde, votre rapporteur, « le talent de Bouilhet n’est pas à l’abri de toute Critique » et « sa réputation n’est point suffisamment faite, pas suffisamment établie. » Suivant M. Nion, « il est plus remarquable par la forme que par la conception scénique ! — ce n’est pas un écrivain original, — un auteur de premier ordre ! » Enfin, M. Decorde l’appelle « un élève souvent heureux d’Alfred de Musset ! ».

Ah ! Monsieur, vous n’avez pas l’indulgence qui sied à un confrère en Apollon, vous qui, raillant avec finesse cette même ville de Rouen, dont vous défendez si bien la pudeur littéraire, avez stigmatisé un bourg en progrès, Saint-Tard[1] :

Dont le nom peu connu,
Sans doute, jusqu’à vous n’était jamais venu !
Il possédait pourtant, chose digne d’envie,
Un bureau de police et de gendarmerie,
La justice de paix et l’enregistrement,
Un hospice assez grand, légué par testament.

Jolie petite localité où :

En dépit de l’octroi, contre lequel ils grondent
Les débits de liqueurs et les cafés abondent.

Si l’on vous eût demandé de l’argent, j’aurais compris votre répugnance :

Ici, c’est autre chose, et de toute façon,
On nous met chaque jour à contribution !
....................
....................
Les bourgeois de Saint-Tard, d’ailleurs, sont peu portés
À faire grand assaut de générosités.

Et nous attendions mieux de votre goût, vous qui avez fustigé l’argot moderne dans votre épître des Importations anglaises[2], où se trouvent ces quatre vers — dignes d’envie :

J’ai lu dans un journal qu’à Boulogne-sur-Mer,
Par un grand Cricket-Club, un match vient d’être offert.
....................
....................
Et peut avoir des droits à l’admiration
Pour avoir pauvrement singé la fashion.

Beau passage ! mais dépassé par celui-ci :

J’ai lu dans quelqu’endroit qu’un avare de Rennes
Ne sachant comment faire, en un pareil moment,
S’avisa de mourir le dernier jour de l’an,
De peur de donner des étrennes.

En effet, vous avez toutes les cordes, soit que vous chantiez les albums de photographie :

C’est pour les visiteurs une distraction,
Et partout on en fait ample collection.

Ou le Jardin de Saint-Ouen :

À ton tour, tu subis le sort de ce grand cours,
Si brillant dans les anciens jours,
Que ne fréquente plus personne[3].

Ou les plaisirs de la danse :

Mais, comme au goût du jour, il faut que tout s’arrange,
Terpsychore a subi la loi du libre-échange ;
Déjà, sans respecter la prohibition,
Les Lanciers nous étaient arrivés d’Albion[4].

Ou les dîners en ville :

Mais vous n’attendez pas sans doute que j’expose
Comment de ces repas le menu se compose :
Sur la table, au début, figure le dessert.
....................
....................
Hélas, tous ces plaisirs ne sont pas sans dépense ;
L’hiver, au citadin, coûte plus qu’on ne pense[5] !

Ou les merveilles de l’industrie moderne :

On peut, dès à présent, avec bien moins de frais,
Par des trains de plaisir disposés tout exprès,
Visiter en huit jours la Suisse ou la Belgique,
....................
Et lorsque de Lesseps, après de longs efforts,
De l’isthme de Suez aura percé les bords,
Le touriste pourra, sans craindre la distance,
Comme on part aujourd’hui pour faire un tour en France,
Aller jusque dans l’Inde ou l’extrême Orient,
Faire un voyage d’agrément[6] !

Faites-le ! faites toujours de pareils bonbons ! Faites même des drames, vous qui discernez si bien la forme de la conception dramatique, — et soyez sûr, honorable monsieur, que votre réputation fût-elle « suffisamment établie », et bien que vous ressembliez à Louis Bouilhet, car votre « talent », à vous aussi, n’est pas « à l’abri de toute critique », et vous n’êtes non plus ni « un écrivain original », ni « un auteur de premier ordre », jamais on ne vous appellera « un élève » même « heureux » d’Alfred de Musset !

Sur ce point, d’ailleurs, votre mémoire est en défaut. Un de vos collègues à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen n’a-t-il pas débité, dans la séance publique du 7 août 1862, un éloge pompeux de Louis Bouilhet ? Il le mettait très haut comme auteur dramatique et le défendait si bien d’être un imitateur d’Alfred de Musset, qu’ayant moi-même à dire la même chose dans la préface de Dernières Chansons, je n’ai eu qu’à me rappeler, ou plutôt qu’à copier, les phrases mêmes de mon vieil ami Alfred Nion, le frère de M. Émile Nion, l’adjoint, celui qui manque de témérité !

Que craignez-vous donc, ô adjoint chargé spécialement des Beaux-Arts ? « L’encombrement sur vos places publiques ? »

Mais les poètes comme celui-là (ne vous en déplaise) ne sont pas précisément innombrables.

Depuis que vous avez refusé d’accepter son buste, malgré le don de notre fontaine, vous avez perdu un des vôtres, votre adjoint, M. Thubeuf ; je ne voudrais rien dire de méséant, ni outrager le deuil d’une famille que je n’ai pas l’honneur de connaître, mais il me semble que, dès maintenant, Nicolas-Louis-Juste Thubeuf est aussi ignoré qu’un Pharaon de la 23e dynastie, — tandis que le nom de Bouilhet s’étale aux vitrines de toutes les librairies de l’Europe, qu’on monte Aïssé à Saint-Pétersbourg et à Londres, et que ses pièces seront jouées et ses vers réimprimés dans six ans, dans vingt ans, dans cent ans peut-être et au-delà.

Car on ne vit dans la mémoire des hommes que si on leur a donné de grands amusements ou rendu de grands services. Vous n’êtes pas faits pour nous fournir les uns ; accordez-nous les autres.

Et au lieu de vous livrer à la critique littéraire, distraction en dehors de votre compétence, occupez-vous de choses plus sérieuses, telles que :

La construction d’un pont fixe ;

La construction d’entrepôts-magasins sur la rive droite de la Seine ;

L’élargissement de la rue Grand-Pont ;

Le percement d’une rue allant du Palais-de-Justice aux quais ;

La vente des Docks ;

L’achèvement de la sempiternelle flèche de la cathédrale, etc., etc.

Vous possédez ainsi, par devers vous, une jolie collection qu’on pourrait nommer Muséum des projets ajournés. La clef en est remise par chaque administration qui s’évanouit à celle qui lui succède, tant on a peur de se compromettre, tant on redoute d’agir ! La circonspection passe pour une telle vertu que l’initiative devient un crime. Être médiocre ne nuit pas ; mais avant tout, il faut se garder d’entreprendre.

Quand le public a bien crié, ou plutôt murmuré, on se met en règle en nommant une Commission ; et dès lors on peut ne rien faire du tout, absolument rien, « il y a une Commission. » Argument invincible, panacée contre toutes les impatiences.

Quelquefois, cependant, on a l’audace d’exécuter. Mais c’est une merveille, presque un scandale, comme il arriva lors des « grands travaux de Rouen, » c’est-à-dire lorsqu’on fit l’ex-rue de l’Impératrice, maintenant rue Jeanne-Darc et le square Solférino ! Cependant

Les squares maintenant sont à l’ordre du jour,
Il fallait que Rouen en eût un à son tour[7] !

Mais parmi tous vos projets, le plus ajourné, le plus important, le plus urgent, c’est celui de la distribution des eaux. Car vous en manquez, vous en avez besoin, à Saint-Sever, par exemple. Or, nous vous proposions, nous autres, d’établir, à n’importe quel coin de rue, deux colonnes ioniques surmontées d’un tympan avec un buste au milieu, une coquille au-dessous ; — et déjà nous voyions notre petite fontaine exécutée. — Des promesses, je dis des promesses formelles, avaient été faites à quelques-uns d’entre nous par plusieurs d’entre vous.

Aussi notre surprise fut-elle grande, d’autant plus que la municipalité est parfois large en ces matières : témoin la statue de Napoléon Ier qui décore la place Saint-Ouen. En effet, vous avez donné pour ce chef d’œuvre (le Conseil général avait voté une première fois 10 000 francs, une seconde fois 8 000 francs, enfin une troisième 5 000 francs d’indemnité au statuaire, parce que sa maquette avait été renversée fortuitement par la Commission, — toujours les Commissions ! Quelle aptitude pour les Arts !) ; vous avez donné, dis-je, la légère somme de 30 000 francs pour édifier cette statue — équestre et hydrocéphale — qui n’en a coûté après tout que 160 000 à peu près, on ne sait pas au juste.

Mais pour celle de Pierre Corneille, proposée en 1805 et qui fut élevée vingt-neuf ans plus tard, en 1834, vous avez, vous, Conseil municipal, dépensé 7 037 fr. 38 c., pas un sou de plus.

Il est vrai que c’est un très grand poète, et vous poussez la considération pour les grands poètes jusqu’à vous priver du nécessaire plutôt que de permettre des honneurs à un écrivain de second ordre.

Deux questions, cependant : si la fontaine, si ce monument d’utilité publique, offert par nous, avait dû porter, comme ornement, tout autre chose que le buste de Louis Bouilhet, l’auriez-vous refusé ?

S’il se fût agi d’un hommage à un de ces grands industriels de notre département, dont la fortune se compte par deux douzaines de millions, l’auriez-vous refusé ? J’en doute.

Prenez garde qu’on ne vous accuse de mépriser ceux qui ne donnent point l’exemple de la fortune !

Pour des hommes si prudents et qui considèrent avant tout le succès, vous vous êtes singulièrement trompés, messieurs ! Le Moniteur universel, l’Ordre, le Paris-Journal, le Bien Public, le XIXe Siècle, l’Opinion nationale, le Constitutionnel, le Gaulois, le Figaro, etc., presque tous les journaux, enfin, se sont déclarés contre vous violemment ; et, pour ne faire qu’une citation, voici quelques lignes du patriarche de la critique moderne, Jules Janin :

« Lorsque vint l’heure enfin de la récompense définitive, on rencontra je ne sais quelle mauvaise volonté qui mit obstacle à l’espérance suprême des amis de Louis Bouilhet. On ne voulut pas de son buste sur une place publique et dans une ville qu’il illustrait de tous les bruits de sa renommée. En vain ses amis proposaient d’amener l’eau sur cette place aride, afin que le buste, ornement de la fontaine, disparût dans ce bienfait ; mais, faites donc entendre aux hommes injustes la cruauté d’un pareil refus ! Ils dresseraient tant qu’on voudrait des images à la guerre. Ils ne veulent pas de la poésie ! »

Parmi vous, d’ailleurs, sur vingt-quatre que vous étiez, onze se sont déclarés pour nous ; et MM. Vaucquier du Traversin, F. Deschamps et Raoul-Duval ont éloquemment protesté en faveur des lettres.

Cette affaire en soi est fort peu de chose. Mais on peut la noter comme un signe du temps, — comme un trait caractéristique de votre classe — et ce n’est plus à vous, Messieurs, que je m’adresse, mais à tous les bourgeois. Donc je leur dis :

Conservateurs qui ne conservez rien,


Il serait temps de marcher dans une autre voie, — et puisqu’on parle de régénération, de décentralisation, changez d’esprit ! ayez à la fin quelque initiative !

La noblesse française s’est perdue pour avoir eu, pendant deux siècles, les sentiments d’une valetaille. La fin de la bourgeoisie commence parce qu’elle a ceux de la populace. Je ne vois pas qu’elle lise d’autres journaux, qu’elle se régale d’une musique différente, qu’elle ait des plaisirs plus relevés. Chez l’une comme chez l’autre, c’est le même amour de l’argent, le même respect du fait accompli, le même besoin d’idoles pour les détruire, la même haine de toute supériorité, le même esprit de dénigrement, la même crasse ignorance !

Ils sont sept cents à l’Assemblée nationale. Combien y en a-t-il qui puissent dire les noms des principaux traités de notre histoire, ou les dates de six rois de France, qui sachent les premiers éléments de l’économie politique, qui aient lu seulement Bastiat ? La municipalité de Rouen, qui tout entière a nié le mérite d’un poète, ignore peut-être les règles de la versification ? et elle n’a pas besoin de les savoir, tant qu’elle ne se mêle pas de vers.

Pour être respectés par ce qui est au-dessous, respectez donc ce qui est au-dessus !

Avant d’envoyer le peuple à l’école, allez-y vous-même !

Classes éclairées, éclairez-vous !

À cause de ce mépris pour l’intelligence, vous vous croyez pleins de bon sens, positifs, pratiques ! mais on n’est véritablement pratique qu’à la condition d’être un peu plus… Vous ne jouiriez pas de tous les bienfaits de l’industrie, si vos pères du XVIIIe siècle n’avaient eu pour idéal que l’utilité matérielle. A-t-on assez plaisanté l’Allemagne sur ses idéologues, ses rêveurs, ses poètes nuageux ? Vous avez vu, hélas ! où l’ont conduite ses nuages ! Vos milliards l’ont payée de tout le temps qu’elle n’avait point perdu à bâtir des systèmes. Il me semble que le rêveur Fichte a réorganisé l’armée prussienne après Iéna, et que le poète Koerner a poussé contre nous quelques uhlans vers 1813 ?

Vous, pratiques ? Allons donc ! Vous ne savez tenir ni une plume, ni un fusil ! Vous vous laissez dépouiller, emprisonner et égorger par des forçats ! Vous n’avez plus même l’instinct de la brute, qui est de se défendre ; et, quand il s’agit non-seulement de votre peau, mais de votre bourse, laquelle devrait vous être plus chère, l’énergie vous manque pour aller déposer un morceau de papier dans une boîte ! Avec tous vos capitaux et votre sagesse, vous ne pouvez faire une association équivalente à l’Internationale !

Tout votre effort intellectuel consiste à trembler devant l’avenir.

Imaginez autre chose ! Hâtez-vous ! ou bien la France s’abîmera de plus en plus entre une démagogie hideuse et une bourgeoisie stupide.

Gustave FLAUBERT.
  1. Lu à la séance publique de l’Académie de Rouen, du 7 août 1867. (Voir le Précis analytique des travaux de l’Académie de Rouen.)
  2. Lu à la séance publique de l’Académie de Rouen, du 7 août 1865. (Voir le Précis analytique des travaux de l’Académie de Rouen.)
  3. Lettre de condoléance au Jardin de Saint-Ouen. — Séance du 2 juin 1863. (Voir Précis analytique de l'Académie de Rouen.)
  4. L’hiver à la ville. (Épître. — Séance du 6 août 1863.)
  5. L’hiver à la ville. (Épître. — Séance du 6 août 1863.)
  6. Les Vacances. (Épître familière.) Séance du 6 août 1861.
  7. Poésies de M. Decorde, Lettre de condoléance au jardin de Saint-Ouen, déjà citée.