Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1444

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Louis Conard (Volume 7p. 127-129).

1444. À GEORGE SAND.
[Paris, 15 mars 1874].

Comme il aurait fallu lutter et que Cruchard a en horreur l’action, j’ai retiré ma pièce sur 5 000 francs de location ; tant pis ! Je ne veux pas qu’on siffle mes acteurs. Le soir de la seconde, quand j’ai vu Delannoy rentrer dans la coulisse avec les yeux humides, je me suis trouvé criminel et me suis dit : « Assez ». (Trois personnes m’attendrissent : Delannoy, Tourgueneff et mon domestique.) Bref, c’est fini. J’imprime ma pièce, vous la recevrez vers la fin de la semaine.

Tous les partis m’éreintent ! le Figaro et le Rappel, c’est complet ! Des gens que j’ai obligés de ma bourse ou de mes démarches me traitent de crétin. Jamais je n’ai eu moins de nerfs. Mon stoïcisme (ou orgueil) m’étonne moi-même, et quand j’en cherche la cause, je me demande si vous, chère maître, vous n’en êtes pas une des causes.

Je me rappelle la première de Villemer, qui fut un triomphe, et la première des Don Juan de village, qui fut une défaite. Vous ne savez pas combien je vous ai admirée, ces deux fois-là ! La hauteur de votre caractère (chose plus rare encore que le génie) m’édifia, et je formulai en moi-même cette prière : « Oh ! que je voudrais être comme elle, en pareille occasion ! ». Qui sait, votre exemple m’a peut-être soutenu ? Pardon de la comparaison ! Enfin je m’en bats l’œil profondément. Voilà le vrai.

Mais j’avoue que je regrette les milles francs que j’aurais pu gagner. Mon petit pot au lait est brisé. Je voulais renouveler le mobilier de Croisset ; bernique !

Ma répétition générale a été funeste. Tous les reporters de Paris ! On a pris tout en blague. Je vous soulignerai dans votre exemplaire les passages que l’on a empoignés. Avant-hier et hier on ne les empoignait plus ! Tant pis ! il est trop tard. La superbe de Cruchard l’a peut-être emporté.

Et on a fait des articles sur mes domiciles, sur mes pantoufles et sur mon chien. Les chroniqueurs ont décrit mon appartement où ils ont vu, « aux murs, des tableaux et des bronzes ». Or, il n’y a rien du tout sur mes murs. Je sais qu’un critique a été indigné que je ne lui aie pas fait de visite ; et un intermédiaire est venu me le dire ce matin en ajoutant : « Que voulez-vous que je lui réponde ? —… — Mais MM. Dumas, Sardou et même Victor Hugo ne sont pas comme vous. — Oh ! je le sais bien. — Alors, ne vous étonnez pas, etc. »

Adieu, chère bon maître adorée, amitiés aux vôtres. Baisers aux chères petites, et à vous toutes mes tendresses.

P.-S. — Pourriez-vous me donner une copie ou l’original de la biographie de Cruchard ? Je n’ai aucun brouillon et j’ai envie de la relire pour me retremper dans mon idéal.