Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1451

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Louis Conard (Volume 7p. 135-137).

1451. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Paris, 1er mai 1874.

Quel amour de lettre ! et comme elle m’a été au cœur ! Je n’en repousse que la première ligne : « Vous m’oubliez ! » Vous n’en croyez rien, avouez-le ! Quelque chose d’intime et de persistant doit vous dire que je songe à vous… sans cesse, oui, tous les jours ! Et je maudis cette idée d’habiter si loin, à Villenauxe ! Comme s’il n’y avait pas moyen d’avoir des jardins à la porte de Paris ! Quel dommage ou plutôt quel désastre de ne pouvoir être ensemble plus souvent ! Je vous ferais de longues visites et vous m’écouteriez parler, je lirais la réponse dans vos yeux. Vous qui êtes si stoïque, prêchez-moi la philosophie, là-dessus du moins.

J’en aurais besoin (si j’avais moins d’orgueil) pour supporter toutes les critiques que l’on m’éructe. La symphonie est complète. Aucun des journaux ne manque à sa mission. Aujourd’hui c’est le bon Saint-René Taillandier. Lisez son élucubration ; il y a de quoi rire. Mon Dieu ! sont-ils bêtes ! quels ânes ! Et je sens, en dessous, de la haine contre ma personne. Pourquoi ? et à qui ai-je fait du mal ? Tout peut s’expliquer par un mot : je gêne ; et je gêne encore moins par ma plume que par mon caractère, mon isolement (naturel et systématique) étant une marque de dédain.

J’ai eu, dans le Bien Public, un article d’énergumène. Un jeune homme dont j’ignorais l’existence, M. Drumont, m’a mis tout bonnement au-dessus de Goethe, appréciation qui prouve plus d’enthousiasme que d’esprit. À part celui-là (car je ne compte pas quelques alinéas bienveillants), j’ai été généralement honni, bafoué par la presse. Saint-Victor (dévoué à Lévy) ne m’a même pas accusé réception de mon volume et je sais qu’il me déchire. Le père Hugo (que je vois assez souvent et qui est un charmant homme) m’a écrit une « belle » lettre et m’a fait de vive voix quelques compliments. Tous les Parnassiens sont exaltés, ainsi que beaucoup de musiciens. Pourquoi les musiciens plus que les peintres ? Problème !

Votre ami, le Père Didon, est, à ce qu’il paraît, au nombre de mes admirateurs. Il en est de même des professeurs de la Faculté de théologie de Strasbourg. Quant à la réussite matérielle, elle est grande et Charpentier se frotte les mains. Mais la critique est pitoyable, odieuse de bêtise et de nullité. J’ai lu deux bons articles anglais. J’attends ceux de l’Allemagne. Lundi doit paraître dans le National celui de Banville. Renan m’a dit qu’il s’y mettrait quand tous auraient fini. Assez causé de ces misères.

Le Quatre-vingt-treize du père Hugo me paraît au-dessus de ses derniers romans ; j’aime beaucoup la moitié du premier volume, la marche dans les bois, le débarquement du marquis, et le massacre de Saint-Barthélemy, ainsi que tous les paysages ; mais quels bonshommes en pain d’épice que ses bonshommes ! Tous parlent comme des acteurs. Le don de faire des êtres humains manque à ce génie. S’il avait eu ce don-là, Hugo aurait dépassé Shakespeare.

Dans une quinzaine je m’en retourne vers ma cabane où je vais me mettre à écrire mes Deux Copistes. Présentement, je passe mes journées à la Bibliothèque. La semaine prochaine, j’irai à Clamart ouvrir des cadavres. Oui ! Madame, voilà jusqu’où m’entraîne l’amour de la littérature. Vous voyez que je suis loin des idées saines où Taillandier me conseille de me retremper ? Vous ai-je dit que cet été j’irais retremper mes nerfs à Saint-Moritz (car je suis pas mal éreinté) ? C’est d’après le conseil du docteur Hardy, qui m’appelle une vieille femme hystérique. — « Docteur, lui dis-je, vous êtes dans le vrai ! »

Un long baiser sur chaque main et à vous toujours.