Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1472

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Louis Conard (Volume 7p. 172-173).

1472. À GEORGE SAND.
Le Rigi, 14 juillet 1874.

Comment ? malade ? Pauvre chère maître ! Si ce sont des rhumatismes, faites donc comme mon frère, qui, en sa qualité de médecin, ne croit guère à la médecine. Il a été l’année dernière aux eaux d’Aix, en Savoie, et en quinze jours il s’est guéri de douleurs qui le tourmentaient depuis six ans. Mais il faudrait pour cela vous déplacer, quitter vos habitudes, Nohant et les chères petites. Vous resterez chez vous et vous aurez tort. On doit se soigner… pour ceux qui vous aiment.

Et, à ce propos, vous m’envoyez dans votre dernière lettre un vilain mot. Moi, vous soupçonner d’oubli envers Cruchard ! Allons donc ! J’ai, primo, trop de vanité, et ensuite trop de foi en vous.

Vous ne me dites pas ce qui en est de votre pièce à l’Odéon.

À propos de pièces, je vais derechef m’exposer aux injures de la populace et des folliculaires. Le directeur du théâtre de Cluny, à qui j’ai porté le Sexe faible, m’a écrit une lettre admirative et se dispose à jouer cette pièce au mois d’octobre. Il compte sur un grand succès d’argent. Ainsi soit-il ! Mais je me souviens de l’enthousiasme de Carvalho, suivi d’un refroidissement absolu ; et tout cela augmente mon mépris pour les soi-disant malins qui prétendent s’y connaître. Car, enfin, voilà une œuvre dramatique déclarée par les directeurs du Vaudeville et de Cluny « parfaite », par celui des Français « injouable » et par celui de l’Odéon « à refaire d’un bout à l’autre ». Tirez une conclusion maintenant ! et écoutez leurs avis ! N’importe ! comme ces quatre messieurs sont les maîtres de vos destinées, parce qu’ils ont de l’argent, et qu’ils ont plus d’esprit que vous, n’ayant jamais écrit une ligne, il faut les en croire et se soumettre.

C’est une chose étrange combien les imbéciles trouvent de plaisir à patauger dans l’œuvre d’un autre, à rogner, corriger, faire le pion ! Vous ai-je dit que j’étais, à cause de cela, très en froid avec le nommé *** ? Il a voulu remanier, dans le temps, un roman que je lui avais recommandé, qui n’était pas bien beau, mais dont il est incapable de tourner la moindre des phrases. Aussi ne lui ai-je point caché mon opinion sur son compte ; inde irae. Cependant il m’est impossible d’être assez modeste pour croire que ce brave Polaque soit plus fort que moi en prose française. Et vous voulez que je reste calme ! chère maître ! Je n’ai pas votre tempérament ! Je ne suis pas, comme vous, toujours planant au-dessus des misères de ce monde. Votre Cruchard est sensitif comme un écorché. Et la bêtise, la suffisance, l’injustice l’exaspèrent de plus en plus. Ainsi la laideur des Allemandes qui m’entourent me bouche la vue du Rigi !!! Nom d’un nom ! quelles gueules !

Dieu merci, « de mon horrible aspect je purge leurs États ! ».