Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1477

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Louis Conard (Volume 7p. 177-180).

1477. À TOURGUENEFF.
Dieppe, mercredi 25 juillet 1874.
Mon bon vieux Tourgueneff,

Je serai revenu à Croisset vendredi (après-demain) et, le samedi 1er août, je commence, enfin, Bouvard et Pécuchet ! Je m’en suis fait le serment ! Il n’y a plus à reculer ! Mais quelle peur j’éprouve ! Quelles transes ! Il me semble que je vais m’embarquer pour un très grand voyage, vers des régions inconnues, et que je n’en reviendrai pas.

Malgré l’immense respect que j’ai pour votre sens critique (car chez vous le Jugeur est au niveau du Producteur, ce qui n’est pas peu dire) je ne suis point de votre avis sur la manière dont il faut prendre ce sujet-là. S’il est traité brièvement, d’une façon concise et légère, ce sera une fantaisie plus ou moins spirituelle, mais sans portée et sans vraisemblance, tandis qu’en détaillant et développant, j’aurai l’air de croire à mon histoire, et on peut en faire une chose sérieuse et même effrayante. Le grand danger est la monotonie et l’ennui. Voilà bien ce qui m’effraie cependant… et puis, il sera toujours temps de serrer, d’abréger. D’ailleurs, il m’est impossible de faire une chose courte. Je ne puis exposer une idée sans aller jusqu’au bout.

Autre histoire. Vous souvenez-vous d’une pièce de moi et de Bouilhet : Le Sexe faible ? Eh bien, après avoir été acceptée par le Vaudeville et reprise par moi, le Vaudeville n’en voulait plus, puis refusée par Perrin comme indécente, et trouvée « à remanier d’un bout à l’autre » par Duquesnel, elle est jugée par le théâtre de Cluny « excellente » et le directeur de ce tréteau subalterne compte avoir avec elle un grand succès d’argent. Admirez la contradiction de tous ces jugements ! Que dites-vous de tous ces imbéciles, de tous ces crétins pleins d’expérience ? Et tâchez, d’après leur opinion, de tirer une conclusion pratique ! Et songez que Mme Sand croit à ces messieurs et écoute leur avis ! Quoi qu’il en soit, la dite pièce sera jouée après celle de Zola, probablement en novembre. J’entrerai en répétition vers le milieu d’octobre. Cela va me faire perdre deux mois et peut-être me valoir de nouvelles avanies. Mais je m’en moque profondément. La moindre des phrases de B. et P. m’inquiète plus que le Sexe faible tout entier.

Votre dernière lettre me paraît mélancholieuse ? Si je me laissais aller, je pourrais vous donner la réplique. Car moi aussi je suis terriblement embêté, par tout, et principalement par mon propre individu. Il me semble par moments que je deviens idiot, que je n’ai plus une idée et que mon crâne est vide, comme un cruchon sans bière. Mon séjour (ou plutôt mon oisiveté crasse) au Rigi m’a abruti. On ne devrait jamais se reposer, car du moment qu’on ne fait plus rien, on songe à soi et dès lors on est malade, ou l’on se trouve malade, ce qui est synonyme.

Et vous, mon pauvre vieux, comment va cette goutte ? Puisque Karlsbad vous avait fait l’année dernière beaucoup de bien, pourquoi n’en serait-il pas de même cette année ?

Si vous revenez vers le commencement de septembre, il est possible que je vous voie à Paris, car j’y passerai peut-être à ce moment-là deux ou trois jours. En tout cas, je compte sur vous cet automne à Croisset. Mon bouquin sera en train et nous pourrons en causer jusque dans les moelles.

La politique devient incompréhensible de bêtise. Je ne crois pas à la dissolution de la Chambre. À propos de politique, j’ai vu à Genève une chose bien curieuse : le cabaret du père Gaillard, cordonnier et ex-général de la Commune… Je vous en ferai la description. C’est tout un monde, le monde comme le rêve la démocratie et que je ne verrai pas, Dieu merci. Ce qui va occuper le premier plan, pendant peut-être deux ou trois siècles, est à faire vomir un homme de goût. Il est temps de disparaître.

Adieu, mon bon cher vieux. Donnez-moi de vos nouvelles et revenez-nous guéri.

Je vous embrasse bien fort.

Votre.