Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1482

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Louis Conard (Volume 7p. 184-185).

1482. À SA NIÈCE CAROLINE.
Jeudi, 3 heures [6 août 1874].

C’est pour t’obéir, mon loulou, que je t’ai envoyé la première phrase de Bouvard et Pécuchet. Mais comme tu la qualifies ou plutôt décores du nom de reliques et qu’il ne faut point adorer les fausses, sache que tu ne possèdes pas la vraie (phrase).

La voici : « Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert ». Maintenant, tu ne sauras rien de plus, d’ici longtemps. Je patauge, je rature, je me désespère. J’en ai eu, hier au soir, un violent mal d’estomac. Mais ça ira : il faut que ça aille. N’importe ! les difficultés de ce livre-là sont effroyables. Je suis capable d’y crever à la peine. L’important, c’est qu’il va m’occuper durant de longues années. Tant qu’on travaille, on ne songe pas à son misérable individu. Rien de plus à te dire. Je vis solitairement comme un petit père tranquille, n’ayant pour compagnie que Julio. Et à propos de tranquille, Fortin trouve que j’ai l’air « calmé et plus brave homme ». C’est possible, mais moi, je trouve que la Suisse m’a un peu abruti : premier point pour être convenable.

La question des Eaux-Bonnes est donc vuidée, et à la satisfaction d’Ernest, puisqu’il s’épargne le voyage. A-t-il acheté le pulvérisateur ? Il doit être drôle, le bec ouvert devant l’appareil.

Tu m’as envoyé dans ta dernière lettre un mot sublime : « Je ne permets pas que l’on touche à mes chers anciens », et, comme c’est à propos de Sénèque, cela m’a rappelé Montaigne disant : « Insulter Seneca, c’est m’insulter moi-même ».

Tâche de trouver dans les journaux de Rouen (de mardi dernier ?) le discours en vers de Decorde à l’Académie. Quel morceau !

Adieu, pauvre chat.

Ton Vieux.