Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1554

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Louis Conard (Volume 7p. 267-268).

1554. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Concarneau, 3 octobre 1875.

Voilà quinze jours que je suis ici et, sans être d’une gaieté folâtre, je me calme un peu. Le pire de la situation, c’est que je me sens mortellement atteint. Pour faire de l’Art, il faut un insouci que je n’ai plus. Je ne suis ni chrétien ni stoïque. J’ai bientôt 54 ans. À cet âge-là on ne refait pas sa vie, on ne change pas d’habitudes. L’avenir ne m’offre rien de bon et le passé me dévore. Je ne pense qu’aux jours écoulés et aux gens qui ne peuvent revenir. Signe de vieillesse et de décadence. Quant à la littérature, je ne crois plus en moi ; je me trouve vide, ce qui est une découverte peu consolante. Bouvard et Pécuchet étaient trop difficiles, j’y renonce ; je cherche un autre roman, sans rien découvrir. En attendant, je vais me mettre à écrire la légende de Saint Julien l’Hospitalier, uniquement pour m’occuper à quelque chose, pour voir si je peux faire encore une phrase, ce dont je doute. Ce sera très court ; une trentaine de pages peut-être. Puis, si je n’ai rien trouvé et que j’aille mieux, je reprendrai Bouvard et Pécuchet.

Je me lève à 9 heures, je me couche à 10, je m’empiffre de homard, je fais la sieste sur mon lit, et je me promène au bord de la mer en roulant mes souvenirs. De temps à autre, mon compagnon, Georges Pouchet, dissèque devant moi un poisson ou un mollusque. Aujourd’hui il m’a fait l’autopsie d’un serpent à sonnettes. Heureux les gens qui s’occupent des sciences ! Cela ne vous lâche pas son homme comme la littérature.

En d’autres circonstances, ce pays m’aurait charmé, mais la nature n’est pas toujours bonne à contempler. Elle nous renfonce dans le sentiment de notre néant et de notre impuissance. J’ai des voisins de table qui sont des mortels heureux, de petits bourgeois du pays se livrant à la pêche de la sardine ; ils ne parlent absolument que chasse et sardines, et passent tous les jours au moins six heures au café ! Ce qu’ils disent est inénarrable ! Quel gouffre que la bêtise humaine !