Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1565

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Louis Conard (Volume 7p. 283-286).

1565. À GEORGE SAND.
Dimanche soir [6 février 1876].

Vous devez, chère maître, me traiter intérieurement de « sacré cochon », car je n’ai pas répondu à votre dernière lettre, et je ne vous ai rien dit de vos deux volumes, sans compter que, ce matin, j’en reçois de vous un troisième. Mais j’ai été depuis quinze jours entièrement pris par mon petit conte qui sera fini bientôt. J’ai eu plusieurs courses à faire, différentes lectures à expédier et, chose plus sérieuse que tout cela, la santé de ma pauvre nièce m’inquiète extrêmement, et par moments me trouble tellement la cervelle que je ne sais plus ce que je fais. Vous voyez que j’en avale de rudes ! Cette jeune femme est anémique au dernier point. Elle dépérit. Elle a été obligée de quitter la peinture qui est sa seule distraction. Tous les fortifiants ordinaires n’y font rien. Depuis trois jours, par les ordres d’un autre médecin qui me semble plus docte que les autres, elle s’est mise à l’hydrothérapie. Réussira-t-il à la faire digérer et dormir ? à fortifier tout son être ? Votre pauvre Cruchard s’amuse de moins en moins dans l’existence et en a même trop, infiniment trop. Parlons de vos livres, ça vaut mieux.

Ils m’ont amusé, et la preuve c’est que j’ai avalé d’un trait et l’un après l’autre Flamarande et les Deux Frères. Quelle charmante femme que Mme de Flamarande et quel homme que M. de Salcède ! Le récit du rapt de l’enfant, la course en voiture et l’histoire de Zamora sont des endroits parfaits. Partout l’intérêt est soutenu et en même temps progressant. Enfin, ce qui me frappe dans ces deux romans (comme dans tout ce qui est de vous, d’ailleurs), c’est l’ordre naturel des idées, le talent ou plutôt le génie narratif. Mais quel abominable coco que votre sieur Flamarande ! Quant au domestique qui conte l’histoire et qui évidemment est amoureux de madame, je me demande pourquoi vous n’avez pas montré plus abondamment sa jalousie personnelle.

À part M. le comte, tous sont des gens vertueux dans cette histoire, et même d’une vertu extraordinaire. Mais les croyez-vous bien vrais ? Y en a-t-il beaucoup de leur sorte ? Sans doute, pendant qu’on vous lit, on les accepte à cause de l’habileté de l’exécution ; mais ensuite ?

Enfin, chère maître, et ceci va répondre à votre dernière lettre, voici, je crois, ce qui nous sépare essentiellement. Vous, du premier bond en toutes choses, vous montez au ciel et de là vous descendez sur la terre. Vous partez de l’a priori, de la théorie, de l’idéal. De là votre mansuétude pour la vie, votre sérénité et, pour dire le vrai mot, votre grandeur. — Moi, pauvre bougre, je suis collé sur la terre comme par des semelles de plomb ; tout m’émeut, me déchire, me ravage et je fais des efforts pour monter. Si je voulais prendre votre manière de voir l’ensemble du monde, je deviendrais risible, voilà tout. Car vous avez beau me prêcher, je ne puis pas avoir un autre tempérament que le mien, ni une autre esthétique que celle qui en est la conséquence. Vous m’accusez de ne pas me laisser aller « à la nature ». Eh bien, et cette discipline ? cette vertu ? qu’en ferons-nous ? J’admire M. de Buffon mettant des manchettes pour écrire. Ce luxe est un symbole. Enfin, je tâche naïvement d’être le plus compréhensif possible. Que peut-on exiger de plus ?

Quant à laisser voir mon opinion personnelle sur les gens que je mets en scène, non, non, mille fois non ! Je ne m’en reconnais pas le droit. Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. Car, du moment qu’une chose est vraie, elle est bonne. Les livres obscènes ne sont même immoraux que parce qu’ils manquent de vérité. Ça ne se passe pas « comme ça » dans la vie.

Et notez que j’exècre ce qu’on est convenu d’appeler le réalisme, bien qu’on m’en fasse un des pontifes. Arrangez tout cela !

Quant au public, son goût m’épate de plus en plus. Hier, par exemple, j’ai assisté à la première du prix Martin[1], une bouffonnerie que je trouve, moi, pleine d’esprit. Pas un des mots de la pièce n’a fait rire et le dénouement, qui semble hors ligne, a passé inaperçu. Donc, chercher ce qui peut plaire me paraît la plus chimérique des entreprises. Car je défie qui que ce soit de me dire par quels moyens on plaît. Le succès est une conséquence et ne doit pas être un but. Je ne l’ai jamais cherché (bien que je le désire) et je le cherche de moins en moins.

Après mon petit conte, j’en ferai un autre, car je suis trop profondément ébranlé pour me mettre à une grande œuvre. J’avais d’abord pensé à publier Saint Julien dans un journal, mais j’y ai renoncé.


  1. Comédie, par Émile Augier et Eugène Labiche.